mercredi 5 novembre 2008

Lakota 5

Des Indiens américains en général
et des Sioux Lakota en particulier
Partie V



RENAISSANCE


LE REVEIL INDIEN
Dans les années 1960, les Indiens d’Amérique du Nord vont faire savoir au monde qu’ils existent encore.
L’extrême danger que représente pour tous les Indiens des Etats-Unis la Loi de Terminaison Indienne de 1954 et les dispositions qui autorisent la vente de leurs terres vont les forcer à réagir. Le pouvoir américain a fort mal choisi son moment pour prendre de telles mesures. Décidées dix ou quinze ans plus tôt - il faut tenir compte des longs délais d’application d’une loi - elles auraient probablement été acceptées par les Indiens dans la résignation et auraient suscité les applaudissements unanimes des Blancs qui les auraient qualifiées de « libérales et progressistes », ce qu’elles avaient justement la prétention d’être. Personne, à part quelques esprits passéistes, n’aurait osé se prononcer contre l’intégration des Indiens dans la société moderne, ce qui paraissait inéluctable et hautement souhaitable.
Un Lakota comme Luther Standing Bear qui a écrit les plus belles pages qui soient sur la culture de son peuple et qui ne ménageait pas ses critiques de la société blanche, a considéré comme une véritable apothéose pour la race indienne l’accession à la citoyenneté américaine. Black Elk, qui a terminé sa vie dans le chagrin et le regret du passé, avait préparé ses enfants et ses petits enfants à vivre le mieux possible dans le monde qui avait été imposé aux Indiens. Le Congrès National des Indiens Américains (NCAI) la plus ancienne et la plus importante association indienne aux Etats-Unis, fondée en 1940, soutenait l’assimilation.
Pourtant, en 1961, des étudiants indiens constituent le « Conseil National de la Jeunesse Indienne ». L’un des leaders est Vine Deloria Jr., un jeune avocat sioux.
Le discours de ces jeunes intellectuels est clairement opposant. Pour la première fois, ils soulèvent la question des traités signés entre les Etats-Unis et les nations indiennes et exigent le respect des droits reconnus aux tribus par ces traités. Leur but n’est plus l’assimilation à la société blanche, mais la revitalisation des cultures indiennes et l’affirmation de droits indiens spécifiques. Des écrivains indiens comme Vine Deloria Jr. et Robert Burnett dénoncent la misère de la condition indienne, la responsabilité des Etats-Unis dans le génocide indien, un génocide qui se poursuit, et tracent un projet pour l’avenir. La politique de « terminaison » qui menace toutes les tribus, la vente forcée des terres indiennes, la tutelle oppressante du BIA, la pauvreté, le racisme, mobilisent des étudiants, des jeunes Indiens des villes.
Pour appuyer leurs revendications, ils tiennent des « sit-in », ils défilent dans les grandes villes américaines devant les caméras de la télévision, friande de ces manifestations un peu folkloriques et qui retiennent l’attention par leur nouveauté. L’Amérique découvre avec étonnement qu’elle a encore des Indiens.
Est-ce le hasard de l’histoire, ou un sens aigu de l’opportunité ? Il faut reconnaître que les Indiens ont choisi exactement le moment le plus favorable pour faire connaître leur existence et revendiquer leurs droits. Au début des années 1960, le monde change. Le profond mouvement de contestation qui secoue la société occidentale va puissamment les aider. Il est probable que les Indiens ont eu à ce moment le sentiment qu’après, il serait trop tard, trop tard pour revivre, trop tard pour faire revenir la culture, pour « faire refleurir l’Arbre Sacré de la Nation », selon l’expression de Black Elk.
Les drames suscités par la politique de « terminaison » n’avaient pas échappé à l’opinion américaine humaniste et libérale qui avait réussi à faire retarder l’élimination de plusieurs tribus. Des avocats de renom, comme Ralph Nader, travaillant souvent bénévolement, s’y étaient consacrés. Le mouvement de soutien aux Indiens s’amplifie. Il s’appuie sur la lutte des Noirs pour leurs droits civiques. Peu de temps avant son assassinat en avril 1968, Martin Luther King avait pris rendez-vous avec des leaders indiens afin de lier la lutte des deux minorités. Cela a peut-être compté parmi les nombreuses raisons que certains ont eues d’assassiner le grand apôtre de la cause des Noirs.
Le processus de décolonisation qui secoue le monde et la conscience écologiste qui se développe vont créer les conditions d’un mouvement d’opinion favorable aux Indiens. Il est banal de dire que « l’Indien est devenu à la mode » dans les années 1960-1970. Dans ce nouveau contexte politique et philosophique, les Indiens apparaissent comme une minorité opprimée dont la lutte se rapproche de celle des Noirs et des peuples colonisés. Ils ont en plus une particularité très flatteuse aux yeux des hippies qui les considèrent comme les « premiers écologistes ».


UNE CONTESTATION RADICALE
La lutte des Indiens, si elle en prend parfois les formes, est fondamentalement différente de celle des Noirs. Les Noirs, du moins ceux de la tendance Martin Luther King majoritaire, se battent pour obtenir l’égalité avec les Blancs, pour une intégration que les Blancs racistes leur refusent. Les Indiens, au contraire, refusent l’assimilation qui veut les faire disparaître en tant qu’Indiens. Les Noirs se battent pour que leurs enfants soient admis dans les mêmes écoles que les Blancs. Les Indiens se battent pour que leurs enfants n’y aillent pas.
On voit tout de suite que la revendication indienne est infiniment plus radicale, plus dérangeante que la revendication noire. Les Noirs considèrent comme enviable le mode de vie des Blancs et ne réfutent pas leur mode de pensée. Les Indiens les refusent. Nous parlons ici des militants indiens traditionalistes et fondamentalistes, encore très minoritaires, et non du plus grand nombre des Indiens qui n’aperçoit pas d’autre avenir que l’adaptation au monde des Blancs.
Quant à l’écologie, il est bien certain que toute la culture indienne se fonde sur de fortes connections avec le monde naturel. Les religions indiennes se situent dans un univers inviolé, « tel qu’il est sorti des mains du Créateur », et dire que le temple des Indiens, c’est la nature elle-même est devenu assez banal. Mais avant les années 1970, cela ne l’était pas.
Cela peut-il être assimilé à l’écologie, à la défense de l’environnement ? Rien n’est moins sûr. Le terme « environnement » est bien révélateur de la façon dont l’homme blanc se situe en dehors de la nature qui n’est pour lui qu’un décors. L’Indien est totalement immergé dans la nature, il fait corps avec elle. Les Indiens n’ont jamais eu à découvrir l’écologie, ni à retourner à la nature puisqu’ils ne l’ont jamais quittée.


PREMIERES MANIFESTATIONS
En 1963 - 1964, des « sit in » sont tenus pour protéger les droits de pêche des Indiens de l’Etat de Washington, des droits reconnus par traités. Ils dégénèrent rapidement en violents affrontements entre les pêcheurs indiens soutenus pas des militants écologistes, et des éléments d’extrême droite protégés par la police, et qui ne veulent pas entendre parler de « droits indiens ». Des scènes analogues se déroulent sur les lacs du Wisconsin où les Chippewa veulent faire valoir leurs droits de pêche, puis dans plusieurs communautés indiennes du Nord-Est. A partir de ce moment, manifestations, marches de protestation, occupations symboliques se succèdent. Les Indiens, jusque là silencieux et résignés, relèvent la tête, se montrent, font parler d’eux. Ce qu’ils recherchent, c’est attirer l’attention, ne plus être invisibles, réputés éteints.
Les médias raffolent de ces Indiens qui portent des vestes à franges et des bijoux d’argent, parfois des plumes. Les longs cheveux des hommes, les tambours, les chants sont des morceaux de choix pour les chaînes de télévision et les magazines. Pas toujours avec bon goût. Il y a d’abord les classiques : « L’Indien sort de sa réserve », puis « L’Indien prend la plume » (il s’agit de Vine Deloria Jr.) auxquels aucun journaliste ne peut résister. Mais il y a moins innocent. Ce sont tous les clichés guerriers : « Les Indiens sur le sentier de la guerre », « Les nouvelles guerres indiennes », « Les Indiens déterrent la hache de guerre », etc. Amateurs de sensationnel, les médias s’efforcent de donner des manifestations indiennes une image de violence, du moins de la suggérer. Le « sauvage assoiffé de sang » fait toujours recette.


LE MOUVEMENT DES INDIENS D’AMERIQUE
En juillet 1968, le Mouvement des Indiens d’Amérique (AIM) est fondé à Minneapolis par deux Chippewa, Dennis Banks et John Mitchell. Ils sont bientôt rejoints par d’autres Chippewa comme les frères Bellecourt, Clyde et Vernon. A ses débuts, le mouvement se propose d’organiser la défense des habitants des quartiers indiens de Minneapolis et de Saint Paul contre les exactions policières et racistes en organisant des réseaux de communication et de solidarité. Ils ont bientôt des relais chez les Indiens urbains de Californie.
Le mouvement prend rapidement de l’ampleur. D’autres Indiens des villes le rejoignent, en particulier les frères Means, des Oglala. Russell Means, vivant à ce moment à Denver, sera le leader le plus connu. L’entrée des Lakota dans l’AIM qui a lieu vers 1970 est absolument déterminante pour l’évolution du mouvement. A cette époque, John Trudell, un Santee, encore très jeune, devient l’un des leaders.
Des Chippewa, le mouvement va passer aux Sioux, bien que les frères Bellecourt et surtout Dennis Banks y conservent leur influence. Ce sera la spiritualité lakota qui s’imposera. L’AIM étant un mouvement pan-indien qui essaime à travers tous les Etats-Unis et même le Canada, il diffusera largement la culture lakota qui fera tout naturellement figure de culture indienne dominante. Mais les Indiens qui ont gardé une forte culture tribale n’acceptent pas volontiers cette primauté des Lakota qu’ils accusent d’hégémonie.
On ne saurait trop insister sur le fait qu’à ses débuts, l’AIM est un mouvement d’Indiens urbains, de jeunes déracinés dans les ghettos des villes. A la différence des premiers mouvements étudiants, il compte peu d’intellectuels. Ce sont des jeunes qui survivent difficilement entre les « petits boulots », la rue, les bars et souvent la prison, le sort normal des Indiens. Il faut dire que, quand on est Indien, on n’a pas besoin d’être un grand criminel pour aller en prison. Peu de choses suffisent.


DES RACINES SPIRITUELLES
Très vite, les militants de l’AIM se rendent compte qu’il manque quelque chose à leur combat, quelque chose d’essentiel à leurs vies : des raisons vraies, des raisons profondes de se battre. Améliorer le sort des Indiens de Minneapolis, de Denver ou de San Francisco, c’est bien, mais se battre pour la culture et la spiritualité du peuple indien, c’est autre chose. Une spiritualité, des raisons de lutter, les jeunes militants vont aller les chercher là où sont leurs racines, sur les réserves, sur ces terres où vit le peuple traditionnel, où vivent encore leurs parents, où beaucoup d’entre eux sont nés. Russell Means les emmène chez lui, sur Pine Ridge, à Porcupine, chez les siens, les Oglala. C’est là le cœur du traditionalisme, où passe encore l’esprit des ancêtres, entre le Missouri et Paha Sapa, entre les Badlands et Cankpe Opi Wakpala, le ruisseau de Wounded Knee qui garde encore le souvenir du dernier massacre, il y a si peu de temps, juste quatre-vingt ans, le temps d’une vie.
Cœur de l’histoire des Plaines, cœur de la spiritualité traditionnelle maintenue malgré tout par une poignée de saints hommes, d’Anciens qui se souviennent, la terre oglala garde l’esprit de résistance, l’esprit de Crazy Horse, celui qui disait : « On ne vend pas la terre sur laquelle le peuple marche ». C’est auprès de Franck Fools Crow, né l’année du massacre de Wounded Knee, du vieil Henry Crow Dog, le petit fils du Crow Dog qui a tué Spotted Tail, auprès de Peter Catches, de Richard Moves Camp que les jeunes de l’AIM vont retrouver leur histoire, leur culture, leurs cérémonies sacrées, obtenir une consécration. Le mouvement acquiert ainsi une force et une légitimité sans pareilles.
Ils ne trouvent pas seulement, par leur immersion dans la culture lakota, des raisons historiques et spirituelles de se battre. Ils y trouvent aussi une morale d’action, une morale personnelle. Les militants font le voeu d’abandonner l’alcool, et la plupart s’y sont tenus. Ils renoncent à utiliser la violence, les attentats, les assassinats. L’AIM n’a jamais été un mouvement terroriste, comme le pouvoir américain s’est efforcé de le faire croire pour le discréditer.
Le mouvement est très décentralisé, organisé en chapitres autonomes, collant aux actions de terrain, ce qui lui a permis de se maintenir en dépit des conflits qui ont opposé, à partir des années 1990, ses leaders nationaux. Ils pratiquent entre eux la démocratie, l’égalité, la solidarité. Tous se considèrent comme frères et soeurs. Ils se sont efforcés d’être aussi traditionalistes que possible dans une situation totalement non traditionnelle.


LA DANSE DU SOLEIL
C’est probablement en 1967 que la première Danse du Soleil, « avec percement », a eu lieu sur une réserve lakota. On appelle percement, l’introduction sous la peau des danseurs de chevilles de bois reliées à un arbre central par des lanières de cuir. Les danseurs doivent tirer dessus tout en dansant pour se libérer. L’expression « Danse du Soleil » vient de l’expression lakota wiwanyank wacipi, ils dansent en regardant le soleil. Toutes les nations des Plaines ont un rituel comparable, comportant une épreuve physique très dure, un sacrifice volontaire accompli pour le bien de la tribu, pour le renouveau du monde, une action de grâce au Grand Esprit. Mais seuls les Lakota dansent en regardant le soleil.
C’est un rituel complexe qui se déroule sur plusieurs jours, comportant de longs préparatifs comme l’installation de l’Arbre au centre de l’aire sacrée, le nivellement rituel du sol, l’installation des abris de branchages autour de l’aire de danse. Plusieurs journées de danses, de chants et de prières précèdent la cérémonie du percement des hommes qui en ont fait le voeu. C’est ce sacrifice qui était demeuré interdit depuis le début des années 1880. Des Danses du Soleil sans percement avaient lieu depuis trente ou quarante ans comme une manifestation folklorique surtout destinée aux touristes. Le retour de la Danse du Soleil dans son rituel complet, impensable quelques années plus tôt, est un acte majeur sur le chemin du retour à la religion indienne traditionnelle.
C’est à Franck Fools Crow, assisté de son ami Matthew King, que l’on doit le retour de la Danse du Soleil sur les réserves sioux dans les années 1960. Sydney Keith a ensuite succédé à Fools Crow devenu très âgé, comme maître des cérémonies. La plupart des membres de l’AIM sont danseurs du soleil. Là encore, c’est le rituel lakota qui s’est imposé.


LA PISTE DES TRAITES VIOLES
C’est, en 1969, l’occupation de l’îlot d’Alcatraz dans la baie de San Francisco, qui avait longtemps abrité une prison fédérale, maintenant désaffectée. L’occupation, qui regroupe des Indiens de diverses tribus, durera près de deux ans. Les occupants rédigent une longue liste de revendications sur le mode humoristique. Les journalistes, d’abord accourus en foule, finissent par se lasser. Des querelles internes apparaissent et, finalement un incendie éclate, détruisant une grande partie des installations. La police chasse sans difficulté les derniers occupants.
Le 14 février 1972, à Gordon, petite ville du Nebraska proche de Pine Ridge, un vieil Oglala, Raymond Yellow Thunder, un parent de Franck Fools Crow, est affreusement battu par plusieurs jeunes Blancs venant d’un ranch voisin. Après l’avoir exhibé nu et à demi inconscient dans une fête de l’American Legion, ses bourreaux le frappent à nouveau et l’enferment dans le coffre d’une voiture où ils l’abandonnent un jour entier. La nuit suivante, ils le déposent, toujours inconscient, dans un hangar où il sera retrouvé mort.
La famille Yellow Thunder porte plainte pour meurtre. La justice n’hésite pas à déclarer la mort naturelle et les accusés sont libérés, sans même avoir du verser de caution, sous les applaudissements de leurs supporters blancs. On avait refusé de montrer le corps à la famille et de lui communiquer le rapport d’autopsie. Les Lakota de l’AIM organisent une marche de protestation contre ce procès inique. Ils auront gain de cause dans une certaine mesure. Deux des meurtriers, les frères Hare, seront finalement jugés pour homicide par imprudence et condamnés à deux ans de prison.

A la fin d’octobre 1972, partant de Pine Ridge, quelques jours avant l’élection présidentielle, une longue caravane de voitures transportant des Indiens, essentiellement des membres de l’AIM, se dirige vers Washington. Ce sera « la Piste des Traités Violés ». Les militants ont une liste de vingt revendications rédigée par Vine Deloria Jr., portant surtout sur l’exigence de souveraineté des nations indiennes, en accord avec le respect des traités. Ils ont l’intention de remettre ce texte au directeur du Bureau des Affaires Indiennes qui a donné son accord pour les recevoir.
Mais, une fois sur place, l’affaire tourne mal. D’abord, on refuse de les recevoir - un contre-ordre a du être donné. L’hôtel où ils sont logés est infect, des femmes y ont vu des rats. Furieux, ils décident d’entrer en force et de s’installer dans les bureaux .... du Bureau qui se révèlent très confortables, bien chauffés, décorés de beaux objets indiens.
La police est appelée pour les déloger. On parlemente. Les Indiens font sortir les employés du Bureau. Le directeur refuse de quitter son poste et son attitude courageuse est très appréciée. Quelques échauffourées ont lieu à l’extérieur du bâtiment. Russell Means dit que les Blancs sont tellement friands de violence que les journalistes ne se dérangeront que s’il y a de la bagarre - ce qui est vrai. Il déclare qu’il faut se battre et se dit prêt à mourir. Les choses prennent un tour sérieux quand Russell Means fait sortir les femmes. Les Indiens les passent aux policiers qui les entraînent, furieuses, traitant Russell de « macho » - ce qui est également vrai. A ce moment, on pense que les hommes sont décidés à résister et à se faire tuer. Mais la police se contente d’assiéger le bâtiment. La télévision est là et on n’ose risquer le bain de sang.
Les choses traînent en longueur. On négocie. Dans les premiers jours de novembre, Richard Nixon est réélu président. Il est connu comme plutôt favorable aux Indiens. On laisse les Indiens quitter le bâtiment en emportant quelques caisses de documents qu’ils se proposent d’examiner, certains d’y trouver des preuves des malversations du BIA. Ils sortent, mitraillés par les photographes, le poing levé en signe de victoire. La police pénètre dans le bâtiment. Quand, le lendemain, la presse est invitée à y entrer, tout a été cassé dans les bureaux. Les journalistes prennent des photos. Les Indiens reconnaîtront avoir commis quelques dégâts, mais sans commune mesure avec ce qu’on découvre. « Agents provocateurs » écrira, en français, Vine Deloria dans son livre « The Trail of Broken Treaties » paru en 1974 qui raconte ces événements et expose les revendications indiennes.
L’AIM fait peur au pouvoir américain. Il deviendra l’un des mouvements les plus infiltrés par les services secrets qui s’efforceront de déconsidérer son action, avec plusieurs conséquences tragiques toujours mal élucidées.


VIOLENCES A CUSTER, DAKOTA DU SUD
Les occupants du Bureau des Affaires Indiennes retournent en triomphe vers Pine Ridge. Ils se proposent de tenir une « danse de victoire » dans la salle Billy Mills, le grand gymnase de Pine Ridge. Billy Mills est un Oglala qui a gagné la médaille d’or du 10 000 mètres aux Jeux Olympiques de Tokyo en 1964.
Mais depuis quelques mois règne sur la réserve de Pine Ridge un nouveau président du conseil tribal, Dick Wilson. C’est un métis, un « progressiste », apprécié du BIA. Il veut moderniser la réserve, favoriser les entreprises tenues par des Blancs, mettre au pas les traditionalistes rétrogrades et donner tout pouvoir aux métis vivant autour de Pine Ridge-Village, l’ancienne agence de Red Cloud, où il trouve ses principaux soutiens. Il s’oppose tout naturellement à l’AIM et en particulier à Russell Means, son grand ennemi.

Le 21 janvier 1973, moins d’un an après le meurtre de Raymond Yellow Thunder, un jeune Oglala, Wesley Bad Heart, est tué d’un coup de couteau près d’un bar d’autoroute, non loin de la petite ville de Custer, dans les Black Hills, par un employé blanc d’une station-service. Là non plus, la famille n’a pu voir le corps et il y a eu de curieux problèmes avec des rapports d’autopsie « perdus ».
Rassemblés devant le palais de justice de Custer, plusieurs centaines de Lakota attendent les décisions du tribunal. Quelques Indiens, dont Dennis Banks, ont été autorisés à attendre dans une petite salle. Quand ils apprennent que le meurtre a été qualifié d’ « homicide par imprudence », la rage les saisis et ceux qui sont à l’extérieur tentent d’envahir le tribunal. Une violente bousculade éclate sur les marches. La mère de la victime qui voulait entrer est sérieusement molestée par la police et une grenade lacrymogène est lancée dans la salle fermée où se trouvent les Indiens. Dennis Banks brise alors une vitre pour permettre à ses compagnons de respirer. Son geste le fera plus tard inculper d’« incitation à l’émeute ». L’émeute éclate, très violente. Les manifestants réussissent à mettre le feu au palais de justice, une construction de bois, un incendie rapidement éteint. Ils brûlent quelques voitures, brisent quelques vitrines. Il y a des blessés de part et d’autre, et de nombreuses arrestations d’Indiens.
Les Lakota voient, encore une fois, comment la justice blanche conçoit « l’égalité des droits entre les citoyens ». Il faut aussi imaginer la rancoeur des Sioux qui se trouvent dans la ville de Custer, dans le comté de Custer, près du parc national de Custer, et tout cela au cœur de Paha Sapa, leurs Black Hills sacrées volées par les Blancs.


« WOUNDED KNEE 1973 »
Des membres traditionalistes du conseil tribal de Pine Ridge, les élus des communautés éloignées de l’agence, réclament du Bureau des Affaires Indiennes une procédure de destitution contre Dick Wilson pour corruption et brutalités contre la population de la réserve. Naturellement, ils ne seront pas entendus. Dick Wilson a levé une milice d’hommes qui lui sont tout dévoués, bien payés, bien armés surtout et qui, parcourant la réserve en voiture, font la chasse aux sympathisants de l’AIM et aux traditionalistes, tirant sur les maisons des opposants. En ce début d’année 1973, ils ont déjà fait plusieurs morts et de nombreux blessés. Tout naturellement, pour se défendre, certains traditionalistes demandent l’aide de l’AIM qui n’attend que cela pour intervenir.

Le 27 février 1973 commence l’occupation du village de Wounded Knee par l’AIM et ses sympathisants. Les militants s’emparent du trading-post tenu par une famille blanche. Ils retiennent ainsi une dizaine de personnes pendant quelques jours, puis laissent partir ceux qui le veulent. Entre deux et trois cents Indiens, pour la plupart des Oglala, résisteront pendant soixante et onze jours au blocus et aux assauts de la milice de Dick Wilson, de la garde nationale et des sections spéciales anti-émeute du FBI munies de véhicules blindés (APC) et utilisant des hélicoptères.
Les Indiens sont peu armés, ils ont peu de munitions. Ils possèdent une kalachnikoff rapportée du Vietnam et qui s’enrayera rapidement, mais qui permettra de dire que l’AIM est armé par l’Union Soviétique.
Les Lakota proclament la « Nation Oglala Indépendante ». Des hommes-médecine organisent des prières et des cérémonies qui donnent la vraie dimension du combat. Ce sont Franck Fools Crow, Leonard Crow Dog, le fils d’Henry, Wallace Black Elk. Il s’agit d’un Black Elk de Rosebud et non d’un petit fils du grand Black Elk, bien qu’il entretienne l’illusion. Des gens viennent à Wounded Knee quand les barrages s’ouvrent. Une délégation de journalistes mohawk d’ « Akwesasnee Notes » fait un beau reportage très militant. Des Indiens de toutes tribus, quelques sympathisants blancs, se joignent aux défenseurs.
A d’autres moments, c’est le blocus total. De jeunes Oglala qui connaissent chaque repli de terrain parviennent à se glisser entre les lignes ennemies pour apporter des vivres, des munitions, des médicaments. Plusieurs de ces jeunes guerriers paieront leur engagement de leur vie. Ils ont disparu dans les collines, probablement capturés et exécutés par la milice de Wilson. Les actes d’héroïsme, le danger encouru, l’exaltation de la spiritualité indienne, créent une atmosphère de fraternité, de dévouement incomparables. Tous ceux qui ont vécu ces moments en gardent un souvenir ébloui. Il faut imaginer ce que cela représente pour ces Indiens, les descendants des héros des combats du XIXème siècle, de se retrouver les armes à la main contre l’armée américaine, sur la terre oglala, à Wounded Knee justement. C’est la première fois depuis près de cent ans.
Les Indiens auront de nombreux blessés, et deux morts. Buddy Lamont, le fils d’Agnes Lamont, est tué net d’une balle dans la tête. Franck Clearwater, un Apache, est très grièvement blessé à la tête. Une trêve est demandée pour son évacuation. Pourtant, la police tire sur les brancardiers qui le transportent vers une voiture. Conduit à l’hôpital, il mourra peu après. Il est enterré chez Leonard Crow Dog, sur sa terre de Rosebud. Les discussions se poursuivent sans discontinuer sous un tipi, la pipe circulant entre les négociateurs. Le gouvernement exige une reddition sans condition, puis il juge plus habile de faire des promesses qu’il sait qu’il ne tiendra pas. Russell Means et Leonard Crow Dog font le voyage de Washington. On leur promet la création d’une commission qui examinera les revendications des Indiens. Le gouvernement promet tout ce qu’on veut pourvu que les Indiens déposent les armes. Puis les médias commencent à se lasser, il n’y a pas assez d’action. La situation des assiégés est sans issue. Ils manquent bientôt de vivres et même d’eau. Ils se rendent le 7 mai. Les militants sont tous arrêtés, souvent très brutalement, et présentés devant les tribunaux. La plupart seront relaxés. Seuls les leaders feront quelques mois de prison.
La fin de Wounded Knee est une immense déception après l’exaltation du combat et l’espoir que « quelque chose allait changer ». Rien ne change. La commission promise ne sera jamais réunie. Pourquoi le gouvernement américain tiendrait-il les promesses faites à des Indiens soumis ?


TERREUR SUR PINE RIDGE
Rien ne change non plus sur la réserve de Pine Ridge dont les malheureux habitants vont avoir à supporter tout le poids de la haine accumulée. Au contraire, les choses s’aggravent. La milice de Dick Wilson, puissamment armée, qui s’estime victorieuse et qui se sent totalement soutenue par les Blancs, multiplie les exactions non seulement contre les militants de l’AIM, mais aussi contre tous ceux qu’elle soupçonne de sympathie pour le mouvement, en fait tous ceux qui ne soutiennent pas Dick Wilson et sa clique.
Ce sont les traditionalistes lakota, « full blood » pour la plupart, qui sont menacés, battus, assassinés. Circulant rapidement en voiture à travers les villages, ils tirent à l’arme automatique sur les maisons des opposants, touchant indistinctement hommes, femmes et enfants. Les incendies criminels se multiplient. La maison du saint homme Franck Fools Crow brûle, tout comme celle des vieux parents de Leonard Crow Dog. Sa sœur Delphine est battue à mort par la police officielle, celle du BIA, et l’un de ses fils, Stewart, est tué « accidentellement » par un policier. Sur tout cela, point d’enquête.
Les estimations les plus modérées font état d’une soixantaine de morts sur Pine Ridge entre 1974 et 1976, et les blessés se comptent par centaines. Compte tenu des nombreux disparus dont les corps sont quelque part dans les collines, l’AIM a pu parler de deux cents morts. Mais ce chiffre est certainement exagéré. Presque toutes les victimes sont des opposants à Dick Wilson, mais il y a eu aussi, bien entendu, des morts chez les miliciens.
Les rares plaintes déposées n’aboutissent pas. Les gens sont terrorisés et n’osent témoigner, et le FBI n’ouvre pas d’enquêtes « faute de preuves ». On saura plus tard, grâce au témoignage d’anciens miliciens de Dick Wilson, en particulier de leur chef Duane Brewer, qu’ils ont été secrètement dotés d’armes lourdes et d’explosifs par le FBI, tout ce qu’il fallait pour livrer une véritable guerre, et assurés de l’impunité. Cela permettait au pouvoir américain de déclarer qu’il ne s’agissait que d’un conflit entre Indiens. En 1975, la tension est à son comble. Durant les mois d’avril et de mai, il y a un assassinat ou une agression par jour. Le taux de morts et de blessés, rapporté à la population de la réserve, dépasse celui du Chili sous Pinochet.


« INCIDENT A OGLALA »
Au matin du 26 juin 1975, sous un prétexte parfaitement futile, deux agents du FBI pénètrent sur la propriété de la famille Jumping Bull près d’Oglala, au cœur de la réserve de Pine Ridge, où l’AIM a un camp de militants armés. L’AIM protège des Lakota, en majorité des femmes, qui préparent la Danse du Soleil qui doit être organisée chez Leonard Crow Dog, sur la réserve de Rosebud.
Les deux agents prennent en chasse une voiture où se trouvent des membres de l’AIM. Les faits sont confus. On ne peut dire qui a ouvert le feu. Il semble que les passagers de la voiture aient pris peur et, dans un échange de coups de feu, aient tué les deux agents dont ils ne connaissaient pas à ce moment la qualité de policiers. Les agents sont dans une voiture banalisée, sans signe distinctif. Ils ne sont pas en uniforme et ne portent même pas leurs plaques de police qui ont été retrouvées plus tard dans la voiture. Les Indiens se sont vus poursuivis par « deux Blancs ». Il faut dire que les Indiens subissaient souvent les attaques de milices composées de ranchers blancs vivant sur la réserve ou à proximité et qui entendaient bien profiter de la réouverture de la chasse à l’Indien.
C’est ainsi que débute, en ce matin de juin, cet « Incident à Oglala » - c’est le titre du film-document qui en a été tiré - et qui deviendra bientôt l’affaire Leonard Peltier.
La mort des deux agents du FBI entraîne une vaste chasse à l’homme à travers la réserve. Les policiers mitraillent les maisons des Jumping Bull et de leurs voisins au point de les rendre inutilisables. Les habitants qui n’ont pu fuir doivent de jeter à terre pour ne pas être tués. Un jeune Indien, Joe Schutz, est abattu, tué d’une balle en plein front provenant d’un fusil à lunette. Aucune enquête ne sera faite sur sa mort.
Des arrestations ont lieu. Deux militants, Bob Robideau et Dino Butler, passent en jugement pour complicité de meurtre et, contre toute attente, ils sont acquittés par un tribunal présidé par le juge Nichols. Ils ont plaidé la légitime défense, étant donnée la nature pour le moins provocatrice de l’intervention des deux agents et le climat de terreur qui régnait sur la réserve. Le FBI avait expliqué son incapacité à poursuivre les auteurs de meurtres et d’agressions sur la réserve ce Pine Ridge par la rareté des témoignages, ce qui montre bien la terreur qui régnait sur la réserve, et aussi par le manque d’effectifs au Dakota du Sud, bien qu’ils aient été à ce moment considérablement augmentés.
Pourtant, ce 26 juin, deux agents du FBI poursuivaient un jeune Indien accusé de « tentative de vol d’une paire de bottes » appartenant à l’un de ses camarades de classe. L’objet du délit avait été rapidement retrouvé. C’est du moins le prétexte ahurissant qui a été donné pour justifier leur intrusion en plein cœur d’un fief de l’AIM. La provocation, la recherche de l’incident sautent aux yeux. Les deux agents, dont on apprendra plus tard qu’ils détestaient les Indiens, ont été probablement manipulés et sacrifiés à quelque intérêt supérieur. C’est là un des grands mystères de la haute politique américaine, du genre de ceux qui ont entouré les assassinats des deux frères Kennedy et celui de Martin Luther King.


LEONARD PELTIER : UN PROCES SCANDALEUX
L’un des responsables de l’AIM qui a organisé le camp près d’Oglala est en fuite au Canada où il trouve refuge dans une communauté indienne de Colombie Britannique. C’est Leonard Peltier, un Chippewa de la réserve de Turtle Mountain, au Dakota du Nord. Les Etats-Unis obtiennent son extradition en fournissant à la justice canadienne des témoignages qui s’avéreront faux et obtenus sous la contrainte. La police canadienne arrête Leonard Peltier chez les Indiens qui lui ont donné asile et le livre aux Américains.
Depuis cent cinquante ans, les Indiens pourchassés aux Etats-Unis se réfugient au Canada chaque fois qu’ils le peuvent. Tout ignorants et stupides qu’on les considère, ils savent très bien que la frontière internationale les protège. C’est ce qu’ont fait les Santee de Little Crow en 1862, les Sioux de Sitting Bull au printemps 1877 et les malheureux survivants des Nez Percé en octobre de la même année. Curieusement, le Canada refuse l’asile politique aux Indiens citoyens américains sous prétexte que les Etats-Unis sont « un grand pays démocratique », et que le gouvernement d’Ottawa craint de les irriter, faudrait-il ajouter.
Robideau et Butler ont été acquittés par le jury à cause du juge Nichols, un juge irresponsable et ennemi de l’Amérique qui n’avait pas voulu comprendre ce que l’on attendait de lui. Cela ne se reproduira plus et Peltier, lui, n’échappera pas. Le procureur et les juges sont soigneusement choisis, le déroulement du procès est bien encadré. Les avocats ne sont pas autorisés à interroger les témoins sur les contradictions contenues dans leurs témoignages. On évincera les témoins gênants ou qui, pris de remords, veulent se rétracter parce que, explique le juge Benson, « leur témoignage pourrait embrouiller ou égarer le jury et être hautement préjudiciable ». En avril 1977, le jury qui, grâce à la diligence du juge Benson, n’a été ni « embrouillé » ni « égaré », condamne Leonard Peltier à deux peines de prison à vie consécutives (!) pour le meurtre des deux agents.
Une jeune femme lakota très vulnérable, Myrtle Poor Bear, est menacée de mort elle et ses enfants, pour qu’elle signe un papier déclarant qu’elle a vu Leonard Peltier tuer les agents. Elle voudra se rétracter, mais son second témoignage sera refusé. Un jeune Oglala de quinze ans est menacé pour qu’il témoigne contre Peltier. Il sera ensuite prouvé qu’il ne se trouvait pas sur les lieux. Il y a plus grave. L’expert en balistique dont le rapport était la pièce maîtresse de l’accusation, finit par reconnaître qu’il s’était trompé, que l’expertise qu’il avait conduite portait sur une autre arme que celle de Peltier. Des centaines de pages de rapports du FBI en relation avec l’affaire ont été classées « secret défense » et sont donc inaccessibles. La sécurité des Etats-Unis serait-elle mise en cause par un incident mineur survenu sur une réserve indienne ? Les Indiens font-ils encore peur aux Américains ?
Toutes ces anomalies, dont la moindre aurait entraîné la révision du procès dans un pays réellement démocratique, n’ébranlent ni la conviction des juges d’appel, ni celle de la Cour Suprême des Etats-Unis qui refuse par deux fois de se saisir de l’affaire. Le soutien international qui est apporté à Peltier par les intellectuels, les églises, les parlementaires libéraux aux Etats-Unis et au Canada, et le soutien des Indiens eux-mêmes, ne parviendront pas à obtenir la révision d’un des procès les plus iniques de ces trente dernières années. Leonard Peltier demeure en prison.
On ne peut affirmer de manière certaine que Leonard Peltier est innocent de la mort des agents. Il était présent sur les lieux, armé comme l’étaient tous les membres de l’AIM à ce moment. On ne peut prouver son innocence. Mais la justice n’a pu prouver sa culpabilité, ou plutôt elle a usé de moyens indignes pour prouver non pas une culpabilité au premier degré, mais une simple « complicité » dans la mort des deux agents. C’est en considérant cette complicité - qui entraîne les mêmes peines que le meurtre - que la condamnation à perpétuité a été confirmée et la révision du procès constamment refusée.


DERNIERS COMBATS
Pendant ce temps, Dennis Banks est en fuite. Il a été inculpé d’incitation à l’émeute lors les violents incidents de Custer en février 1973. Il avait eu aussi le courage de dénoncer le viol d’une jeune fille indienne de quinze ans par Bill Janklow quand celui-ci était procureur sur la réserve de Rosebud. Peu de temps après que le scandale du viol ait éclaté, la jeune fille et sa mère étaient mortes l’une et l’autre dans de mystérieux accidents. Janklow allait ensuite être élu gouverneur de l’état du Dakota du Sud.
On comprend que Dennis Banks, qui avait reçu des menaces de mort des gardiens de la prison où il avait été conduit au moment de son arrestation, ait senti sa vie menacée et ne se soit pas présenté devant le tribunal qui devait le juger, surtout après que le même Bill Janklow ait déclaré publiquement que « tous les membres de l’AIM mériteraient une balle dans la tête ». Les circonstances extrêmement troublantes de la mort de Pedro Bissonnette, un Oglala, à l’automne 1973 devaient aussi le rendre très méfiant. Dennis Banks se cache en Californie chez des amis blancs, puis à Onondaga, la capitale des Six Nations Iroquoises. Il fait sa reddition en 1984, quand la police s’apprête à investir Onondaga pour l’arrêter. Il ne fera finalement que deux ans de prison.
De son exil, Banks a continué à diriger l’AIM. En 1978, il organise « La Plus Longue Marche » entre la Californie et Washington. Quatre mille Indiens marchent à travers tous les Etats-Unis sur quatre mille kilomètres. Ce sera la plus grande manifestation indienne en Amérique du Nord et un succès certain. Elle permet à des Indiens qui ne se connaissaient pas de se rencontrer, d’échanger leurs expériences, leurs espoirs. La Longue Marche de 1978 sera la dernière grande manifestation indienne nationale. Les leaders de l’AIM sentent bien qu’ils ne doivent pas trop en faire au risque de lasser l’opinion publique versatile. D’imperceptibles signes montrent que, pour l’instant, les Indiens ne peuvent pas espérer obtenir plus, plus vite, et qu’ils doivent éviter d’entamer le capital de sympathie qu’ils ont accumulé depuis une dizaine d’années. L’Indien, comme l’écologie, commence à passer de mode.


AUTONOMIE INTERNE
En 1976, la Cour Suprême avait posé le principe de la souveraineté indienne, reconnaissant le droit des tribus à une sorte d’autonomie interne. C’est une décision de la plus grande importance. Elle crée une relation de gouvernement à gouvernement entre le pouvoir fédéral et les nations indiennes - on dit de moins en moins « tribus ». A ce moment, la majorité des neuf juges de la Cour Suprême est favorable aux revendications indiennes.
En 1978, le Congrès avait voté la loi sur la Liberté de Religion des Indigènes Américains (Native American Religious Freedom Act). La nouvelle loi se base sur le Premier Amendement de la Constitution américaine qui garantit aux citoyens le droit de pratiquer leur religion. Les interdictions mises au XIXèmesiècle sur les pratiques religieuses indiennes n’avaient jamais été abrogées et étaient encore parfois appliquées.
La loi autorise la consommation de peyote par les membres de l’Eglise des Premiers Américains. Elle fait obligation aux directeurs de prisons de permettre aux détenus indiens de pratiquer leur religion et elle autorise les Indiens à utiliser à des fins religieuses des lieux de culte situés sur des terres fédérales. C’est cette dernière disposition qui pose le plus de difficultés.
Des tribus demandént l’accès à des sites cérémoniels ou à caractère sacré qui se trouvaient menacés, sinon déjà plus ou moins détruits par le « développement » Des Indiens s’opposent à la construction de routes qui traversent leurs lieux sacrés. Beaucoup de ces sites, par leur beauté, leur caractère remarquable, sont devenus des lieux touristiques très fréquentés. Les pratiques religieuses indiennes que la loi autorise sont souvent en concurrence avec le tourisme. Pour les Lakota et les Cheyenne du Nord, il s’agit en particulier de Bear Butte qui attire les campeurs et les promeneurs, et de Devil’s Tower, l’étonnante tour volcanique tronquée de l’est du Wyoming qui fait la joie des grimpeurs et des curieux. Bear Butte était un lieu de recherche de vision et Devil’s Tower un site de Danse du Soleil..
Pour garder une signification spirituelle, un site doit demeurer naturel autant qu’il est possible, il doit être le reflet de la puissance du Grand Esprit. Un site « développé » a perdu tout intérêt religieux. Ainsi, la pratique des religions indiennes aurait du protéger de la déforestation et des aménagements touristiques de nombreux sites naturels, montagnes, lacs et forêts, à travers tous les Etats-Unis. Cela ne s’est que rarement produit. On ne va pas abandonner à des Indiens ce qui est susceptible de rapporter des dollars.

Cependant, le FBI veille et poursuit sa lutte contre l’AIM. Au soir du 18 février 1979, une manifestation indienne - peut-être la manifestation de trop - se déroule à Washington. Sous les fenêtres des bureaux du FBI, un militant brûle un drapeau américain. C’est John Trudell, un Dakota. John est vulnérable, il a une famille qui vit au Nevada, sur une obscure réserve paiute, en sûreté croît-il. Pourtant, aux premières heures du matin du 19 février, la maison brûle et sa femme, sa belle-mère et ses trois petits enfants périssent brûlés vifs. Ils n’ont pas pu sortir de la maison fermée de l’extérieur. Le feu contre le feu.... « Accident regrettable », dira le FBI. Vaincu, anéanti, John Trudell abandonnera le militantisme politique et se consacrera à la poésie.


PRENDRE CONSCIENCE DE SON IDENTITE
Au début des années 1980, le temps des grandes manifestations indiennes semble révolu. Le drame de John Trudell y est certainement pour quelque chose. L’influence de l’AIM, du moins son influence visible, décroît.
Bien qu’il ait été le plus important mouvement d’opposition indien, l’AIM n’a jamais fait l’unanimité, surtout parmi les Indiens des réserves. Les Indiens sont bien trop individualistes pour se laisser conduire et embrigader dans un vaste mouvement qui leur dicterait des façons de penser et d’agir. Ils sont particulièrement rétifs à la tyrannie. Quand on parle d’individualisme indien, on parle de l’individualisme de la liberté, de l’autonomie personnelle, du choix de sa vie, et non de l’individualisme de l’égoïsme que les Blancs ont voulu leur imposer.
L’une des critiques qui revient constamment dans la bouche des Indiens en parlant de l’AIM, c’est : « Ils n’ont pas à venir nous dire ce que nous devons faire ». Il y a toujours eu chez les Indiens une forte méfiance, pour ne pas dire une hostilité, vis-à-vis des Indiens étrangers. Beaucoup d’Indiens des réserves ont vu les militants de l’AIM comme des intrus coupés des réalités souvent peu exaltantes de la vie sur la réserve. Ils ont vu venir des bandes de jeunes irresponsables qui poussaient à la revendication radicale et à la révolte, reprochant aux gens des réserves de n’être pas assez Indiens, qui créaient des troubles, qui se battaient courageusement, puis disparaissaient, laissant les gens du pays se débrouiller avec la situation qu’ils avaient créée. Ainsi, quand ceux de l’AIM incendiaient les granges des fermiers blancs ou cisaillaient les clôtures des pâturages, c’est sur les habitants de Pine Ridge que fermiers et éleveurs venaient se venger. Cela n’empêche pas l’AIM d’avoir encore aujourd’hui de solides appuis sur certaines réserves et dans certaines familles, comme à Oglala, à Wanblee, pour parler de Pine Ridge. La culture AIM est devenue leur culture, ils l’ont intégrée. Ils sont devenus des traditionalistes AIM.
N’ayant pas réussi à s’implanter largement sur les réserves, l’AIM a reflué vers les villes, vers ses origines : Saint Paul/Minneapolis, la Californie, le Colorado. Sa structure très décentralisée, basée sur des chapitres autonomes, permet à des militants de terrain d’effectuer des actions ponctuelles, modestes mais efficaces, qui apportent souvent une aide réelle aux gens. L’AIM n’intervient que si on le lui demande, pour régler un conflit, assurer la protection d’un groupe opprimé par un conseil tribal, ou menacé par des militants anti-indiens. Cela permet de coller à la réalité, évite les ordres venus d’en haut et désamorce la despotisme toujours possible des leaders. C’est la façon d’agir la plus indienne qu’il est possible d’adopter.
Cependant, la plupart des Indiens reconnaissent à l’AIM un grand mérite. Le mouvement les a « réveillés » de plusieurs décennies de cette sorte d’hibernation mentale dans laquelle ils s’étaient réfugiés depuis leur enfermement sur les réserves et l’effroyable lavage de cerveau auquel ils avaient été soumis depuis la fin du XIXème siècle. L’AIM a fait prendre conscience aux Indiens de leur histoire, de leur identité, de leur spécificité en tant qu’êtres humains. Il leur a fait comprendre que, quand on est Indien, il y a mieux à faire que de tenter de devenir une pâle copie d’homme blanc. Il leur a rendu leur fierté d’être Indien, la fierté d’oser porter leur cheveux longs, de parler leur langue, de chanter leur chants, de danser leurs danses, pour eux-mêmes, pour leurs parents, pour leurs enfants, pas pour les touristes. De cela, beaucoup d’Indiens sont reconnaissants à l’AIM, même s’ils ne sont pas d’accord avec ses méthodes jugées violentes et trop politisées, même s’ils l’ont parfois combattu.

En 1982, conduits par Russell Means, des Lakota de l’AIM installent Yellow Thunder Camp dans les Black Hills. Le camp qui vit difficilement d’agriculture est abandonné en hiver, mais c’est un geste symbolique important, l’occupation de plus de trois cents hectares dans les Black Hills. Le 12 octobre 1992, marquant le cinquième centenaire du débarquement de Christophe Colomb, l’AIM-Colorado, dirigé par Russell Means, organisait à Denver une manifestation très réussie pour empêcher la tenue à travers la ville d’une grande parade en l’honneur de Christophe Colomb.


RECREER SA CULTURE ....
Si le paysage des luttes indiennes paraît bien calme depuis le début des années 1980, après des tempêtes des années 1970, cela ne signifie pas que les problèmes ont été tous résolus ou que les Indiens ont renoncé à retrouver leur place dans le monde.
Il est très difficile de répondre de manière exacte à la question souvent posée : « Quelle est la situation actuelle des Indiens ? Comment cela va-t-il pour eux ? » On peut aussi bien répondre : « Cela va très mal », ou « Cela va beaucoup mieux », et l’on aura raison dans les deux cas.
Il est malheureusement vrai que beaucoup de choses s’aggravent. Ne parlons ici que des questions culturelles. Nous évoquerons plus loin les graves dysfonctionnements sociaux qui accablent les sociétés indiennes. Dans toutes les tribus, les langues indigènes perdent rapidement du terrain par le fait qu’elles ne sont pratiquement plus parlées à la maison aux petits enfants. L’idée, ancienne maintenant, selon laquelle un enfant indien s’en tirera beaucoup mieux à l’école et dans la vie s’il ne connaît que l’anglais continue à exercer ses ravages dans les familles indiennes. Mais elle n’est plus aussi incontournable qu’il y a quelques dizaines d’années.
Beaucoup d’Indiens déplorent la perte de leur langue et de leur culture, mais n’ont plus les moyens de renverser la tendance parce qu’eux-mêmes ont déjà perdu cette langue et cette culture, et les valeurs et les comportements qui allaient avec. L’éducation blanche et chrétienne qui a été forcée sur les Indiens depuis plus de cent ans couvre déjà quatre ou cinq générations. C’est plus que la mémoire ne peut conserver. La mémoire directe de ceux qui ont connu des grands parents qui avaient eux-mêmes vécu la vie traditionnelle n’existe plus, sauf dans des cas de longévité exceptionnelle.
Les Indiens doivent donc recréer leur culture, récupérer leur langue, à partir d’une certaine tradition tribale et familiale qui a subsisté malgré l’effacement de la mémoire directe, mais aussi en utilisant les études historiques, ethnographiques, linguistiques qui sont évidemment le fait des Blancs, et qui sont souvent très fiables, et auxquelles les Indiens ont largement participé comme informateurs et qu’ils redécouvrent.


.... ET SON EDUCATION
Donner aux jeunes Indiens un bon niveau d’études « académiques », mais aussi leur enseigner leur histoire, leur langue, leur culture, ainsi que leur spiritualité et leurs valeurs morales, tel est la mission, si importante et si lourde, de l’enseignement indien.
Il existe actuellement vingt-neuf collèges tribaux installés sur les réserves. La plupart se trouvent dans les Plaines du Nord, en particulier au Montana et dans les deux Dakotas, chez les Indiens qui ont montré, si l’on excepte les Apache, le plus fort esprit de résistance à l’invasion blanche et à l’assimilation. Ce n’est probablement pas un hasard.
Ces collèges dispensent un enseignement au niveau universitaire de deux ou de quatre années On y entre après l’obtention du diplôme de la dernière année de « high school » qui correspond à notre lycée, un niveau qui est normalement atteint à dix-neuf ou vingt ans. Tous offrent des cursus plus ou moins développés d’études indiennes qui portent non seulement sur la culture de la tribu, mais aussi sur l’histoire, la philosophie indienne en général, un moyen de donner aux jeunes Indiens une ouverture et une compréhension large de l’indianité. Il existe aussi des programmes d’études indiennes (Native American Studies) dans certaines universités américaines, en particulier à l’université du Colorado, à Boulder.
On voit la difficulté et la complexité du problème auquel les enseignants, les jeunes, les parents, les leaders tribaux et les communautés indiennes sont confrontés : donner à la fois une formation « blanche » académique et une formation « indienne » spécifique.
Il existe encore bien peu, en dehors des collèges, de ces écoles indiennes gérées par des Indiens où les jeunes peuvent apprendre leur culture. Ce n’est possible que sur les réserves suffisamment vastes et peuplées. La majorité des jeunes Indiens vont dans les mêmes écoles que les autres petits Américains où ils sont très minoritaires et où, évidemment, leur culture spécifique pas plus que leurs besoins psychologiques, ne sont pris en compte. Inutile de dire que l’école est souvent très douloureusement vécue par les enfants indiens. Les élèves blancs, forts de leur nombre et de la supériorité qu’ils s’attribuent, oppriment, pour ne pas dire terrorisent, les enfants indiens. La leçon d’histoire représente souvent une véritable épreuve.
C’est au niveau de l’enseignement secondaire, c’est-à-dire des adolescents, que les cultures et les langues indiennes sont enseignées, mais quand il est souvent trop tard. Elles sont alors apprises comme une langue étrangère et, en fait, peu utilisées dans la vie courante, et l’érosion de la langue se poursuit. Il y a bien des projets d’enseignement des langues tribales pour les petits enfants. Certaines réalisations existent, mais elles rencontrent de nombreux obstacles. L’argent manque pour les financer et les professeurs de langues indigènes sont trop peu nombreux pour que tous les jeunes enfants puissent être touchés.
Les réticences psychologiques sont toujours fortes. Quand, en 1998, le conseil tribal de la réserve de Cheyenne River a décidé que le lakota devrait être intégré au cursus de toutes les écoles de la réserve, un nombre relativement important de parents a protesté, disant que leurs enfants n’avaient pas à perdre leur temps avec un enseignement qui ne leur servirait à rien dans la vie, en particulier pour trouver du travail. On faut comprendre les préoccupations des parents vivant sur des réserves où le taux de chômage est très élevé et qui veulent voir leurs enfants échapper à ce que certains considèrent comme la malédiction d’être Indien.
L’Amérique, qui s’était pourtant engagée à assurer l’éducation des jeunes Indiens, ne se montre pas très généreuse. On apprend que les high schools des réserves ayant pourtant reçu une accréditation, reçoivent deux fois moins d’argent à effectif égal que les écoles non indiennes situées dans le même Etat.
Les études, aux Etats-Unis plus qu’ailleurs, sont chères. Les bourses sont données avec parcimonie et ne permettent pas l’accès aux bonnes écoles. Pour payer leurs études au collège, beaucoup de jeunes Indiens travaillent ou s’engagent pour deux ans dans l’armée, ce qui leur permet de mettre leur solde de côté. Les étudiants indiens qui fréquentent le collège ou l’université sont souvent âgés, vingt-sept ans en moyenne, et chargés de famille.

Il persiste dans la population indienne une méfiance, sinon une franche hostilité, contre l’école en général. Les Indiens ont trop souffert de l’école utilisée par les Blancs comme moyen privilégié pour leur arracher leur culture, leurs valeurs, leur fierté. Ils ont trop souffert de la déportation de leurs enfants dans les écoles de missions ou dans les internats du gouvernement. Les souvenirs que des gens qui ont à peine quarante ans gardent de ces écoles sont terribles. C’est dire que la fameuse formule énoncée par le capitaine Pratt en 1892 : « Il faut tuer l’Indien pour sauver l’Homme ! » a été appliquée avec zèle jusqu'à un passé récent. Il a fallu attendre la fin des années 1970 pour que cette politique, en particulier l’interdiction de parler les langues indigènes, soit abandonnée, encore que son esprit persiste encore dans bien des écoles.
Un Lakota de Lower Brule, encore dans la trentaine, nous raconte : « Quand j’avais cinq ans, j’ai été envoyé dans une école de mission. J’ai été battu et puni pour avoir parlé ma langue que ma grand-mère m’avait apprise. Quand je suis revenu dans ma communauté, j’avais peur de parler lakota, j’étais terrorisé à cette idée, j’avais toujours le sentiment que j’allais être puni. Ainsi, j’ai oublié ma langue. Maintenant, cela va mieux, j’essaie de la retrouver ». On peut mesurer le traumatisme culturel et psychologique profond subi par ces enfants et qui retentit sur toute leur vie d’adulte et sur la façon dont ils se comportent avec leurs propres enfants. On comprend pourquoi tant d’Indiens souffrent d’un manque de confiance en soi et d’estime personnelle.
Voici un extrait d’un article de Paula Zalar paru en 1997 dans le magazine « Native Peoples » à propos d’une tentative pour restaurer la langue des Blackfeet Piegan du Montana :
« Entre 1886 et les premières années du XXème siècle, de nombreux enfants blackfeet ont été placés de force dans des internats où ils apprenaient les voies de la culture dominante. Durant cette période de répression, il était interdit aux enfants de parler leur langue maternelle. On a estimé qu’au moins cent cinquante langues indiennes ont été perdues de cette façon aux Etats-Unis. Un changement d’attitude et des réformes politiques ont permis aux Indiens de retrouver un peu de ce qu’ils avaient perdu. Mais après des années d’endoctrinement, beaucoup craignaient qu’un retour aux voies anciennes n’entraîne pour eux, d’une manière quelconque, une punition. Kipp (un enseignant piegan) hoche la tête et dit : « Beaucoup de Blackfeet craignaient non seulement de parler leur langue, mais on les avait même rendus honteux de la connaître ». [….]. Kipp et Still Smoking (une enseignante blackfeet) ont réalisé qu’ils combattaient toujours les démons de l’histoire. Le lavage de cerveau opéré par les missionnaires et les écoles du gouvernement produisait toujours ses effets. « Il a été passé de génération en génération », dit Kipp. « Même dans les années 1980, alors que si peu de personnes connaissaient la langue, la notion collective que parler notre langue était mal subsistait toujours. Après tout ce temps, même des personnes qui n’avaient jamais pratiqué notre langue se sentaient stigmatisées ».
Ce qui est vrai pour les Piegan l’est aussi pour les Lakota.
Les Indiens ont besoin d’écoles indiennes gérées par des Indiens, avec des enseignants indiens, avec des programmes faisant la plus large place possible à la culture indienne. Ce sont les « All Indian Schools » que des enseignants lakota, avec l’aide de « Sinte Gleska Université » de Rosebud, tentent d’organiser pour les nombreux enfants lakota vivant dans la région de Rapid City, la ville des Black Hills proche de la réserve de Pine Ridge. Ce serait la première école de ce genre hors d’une réserve. Mais ils se heurtent à d’énormes difficultés financières et humaines. Pourtant, les Lakota pourraient bien là aussi montrer la voie.
Dans beaucoup de communautés indiennes, en particulier chez les Lakota, parler la langue, être « traditionaliste » sont maintenant des choses très valorisées, après avoir été si longtemps moquées ou ignorées. On voit depuis peu des candidats à la présidence de la tribu et au conseil tribal s’en prévaloir. On ne conçoit plus un président de collège tribal qui ne parle pas, au moins un peu, la langue de la tribu. Tous les candidats aux postes de responsabilité dans l’administration tribale et, à plus forte raison, aux établissements d’enseignement et à la direction des programmes sociaux ou culturels, doivent : « Etre Indien (de préférence), connaître l’histoire et la culture tribale, et, si possible, parler la langue ».

La culture, la spiritualité sont-elles des matières d’enseignement comme les autres ? Tout ce qui, dans la culture, est du domaine du cognitif peut être enseigné. Mais tout ce qui est au niveau du vécu, du relationnel, de l’émotion et qui, justement, constituent l’essence même des cultures indiennes, n’est-ce pas aux familles, aux communautés, aux Anciens, aux saints hommes et femmes de le transmettre ? Les langues elles-mêmes, que l’on est censé « apprendre », sont l’expression d’un mode de vie, de valeurs morales, de relations aux autres, à la nature, au monde, toutes choses qui peuvent difficilement être enfermées dans une école. Il ne faut pas dire pour autant que les efforts faits dans les écoles indiennes pour restaurer la culture ne servent à rien. Les collèges, beaucoup d’écoles, reçoivent les enseignements des traditionalistes, des Anciens, des artistes indiens les plus valables, et cela apporte beaucoup. Mais cela restera insuffisant si cet effort n’est pas relayé au sein même des familles et des communautés, là où se fera véritablement la renaissance.


PAUVRETE INDIENNE
Pauvreté indienne, familles vivant au dessous du seuil de pauvreté, survivant difficilement de maigres allocations, tux de chômage effarants ....
Les six réserves lakota sont les plus misérables des Etats-Unis. Le comté de Shannon, entièrement inclus dans la réserve de Pine Ridge, est le plus pauvre, suivi de très près par celui de Todd sur la réserve de Rosebud. Le taux de chômage atteint parfois en hiver 80% de la population en âge de travailler.
Il est difficile de définir avec exactitude le chômage indien. Beaucoup d’Indiens sans travail ne sont même pas officiellement demandeurs d’emploi. Etre sans emploi ne veut pas dire ne rien faire. Toute une économie discrète et difficile à cerner, basée sur le troc, les échanges de services, l’exploitation des ressources locales, s’est mise en place et permet aux familles de survivre, du moins dans les communautés rurales de la réserve éloignées des agences, les plus traditionalistes.
Après avoir remercié le soleil qui se lève, par une prière avec la pipe s’il en possède une, le père de famille disparaît tôt le matin avec la voiture, et il reviendra le soir avec un carton de nourriture qui permettra aux siens de manger un jour ou deux. C’est normal, c’est son devoir de pourvoyeur. Il s’est débrouillé. Peut-être a-t-il dépanné la voiture d’un ami, transporté une famille en ville, aidé un parent à réparer sa maison ou à rattraper quelques chevaux égarés. Le soir, il fera un tour à cheval, il ira voir des amis, il boira sans doute, au moins quelques bières.
Pendant ce temps, la mère de famille a « tenu le camp », souvent en compagnie d’autres femmes. En attendant le retour du « chasseur » qui revient souvent avec quelques lapins, parfois un daim, elle a travaillé dur, elle s’est occupée des enfants, souvent d’un jardin et a fabriqué quelques objets perlés qui pourront être donnés ou vendus. La lumière brûlera fort tard dans la maison et dans la cour. Les Indiens dorment peu. Ils semblent toujours en attente de quelque chose, comme prêts à fuir. Une atmosphère pesante, inquiète, règne durant la nuit sur la communauté.

Le développement économique des réserves demeure toujours un problème non résolu. L’implantation d’industries, sur laquelle on avait un moment compté, se heurte à d’énormes obstacles. Il y a des obstacles matériels comme le manque de routes. Celles des réserves, censées être entretenues par les soins du BIA, sont dans un état épouvantable, dangereuses même pour les habitants, et les bestiaux et chevaux qui y vagabondent ne sont pas pour faciliter la circulation. L’eau est souvent rare sur les réserves, situées par définition sur des terres arides. Souvent, le peu d’eau disponible a été détourné au profit des Blancs du voisinage. Or, la plupart des industries sont très consommatrices d’eau et les rejets qu’elles font après utilisation vont polluer les lacs, les rivières, voire les nappes phréatiques.
Des obstacles humains existent aussi. Les réserves ne disposent d’aucune main d’œuvre formée aux tâches souvent très spécialisées que proposent les industries modernes. Les industriels ne vont pas perdre du temps et de l’argent pour les former.
Il faut reconnaître aussi que les travailleurs indiens ont la réputation de ne pas être fiables et assidus. Les Indiens trouvent normal de s’absenter de leur travail pour des raisons qui leur semblent parfaitement valables qui, humainement, le sont en effet : aider sa famille en cas de maladie, visiter un parent hospitalisé, assister aux veillées funèbres, et même transporter en ville sa sœur qui n’a pas de voiture. Ceux qui ne le feraient pas seraient accusés de faire passer leur propre intérêt avant celui des leurs, une accusation difficile à supporter pour celui qui a gardé le respect des valeurs tribales et familiales. C’est cette solidarité, ce dévouement, ce partage des difficultés qui font justement la valeur de la société indienne. Il va sans dire qu’en été, à la saison des cérémonies familiales et tribales et des pow wow, les défections des employés indiens se multiplient. Cela se passe à peu près bien si l’employeur est indien lui-même, mais beaucoup plus mal s’il est blanc.
Des obstacles spirituels et moraux s’opposent aussi à l’industrialisation des terres indiennes. La majorité des Indiens se refuse absolument à laisser s’installer des industries polluantes et destructrices sur leurs terres qu’ils aiment et qui sont, la plupart du temps, ce qui leur reste de leurs territoires ancestraux pour lesquels leurs parents ont combattu. Ce qu’ils ont été contraints d’accepter il y a trente ou quarante ans, ils n’en veulent plus maintenant : dépôts de déchets nucléaires ou toxiques, mines qui éventrent la terre et qui polluent l’air et les eaux, barrages, déforestations massives. Ce qu’ils en tirent comme emplois et comme revenus ne leur semblent pas valoir ces sacrifices.


PROTEGER LA TERRE INDIENNE
Des expressions comme : « Protégeons notre Mère la Terre », très en vogue dans les années 1970, font sourire dans la bouche de certains écologistes. On sait bien qu’ils disent cela pour « faire indien ». Mais pour les Indiens, c’est là l’expression naturelle et profonde de leur vision du monde. Ils considèrent la terre comme leur mère, la mère de tous les être vivants qu’elle nourrit comme le ferait une mère. Les Lakota prient Ina Maka, littéralement la Mère Terre. Durant leur cérémonie de puberté, les jeunes filles sioux sont explicitement incitées à ressembler à la Terre Mère en étant comme elle, généreuses et fécondes.
Les Indiens ont toujours eu du mal à comprendre le manque de respect des Blancs envers la terre et les destructions qu’ils lui font subir. « L’Homme appartient à la Terre, ce n’est pas la Terre qui appartient à l’Homme », disait Chef Joseph des Nez Percé. « La mesure de la Terre et la mesure de nos corps sont les mêmes. La Terre et moi sommes du même esprit ».
Malgré leur faiblesse, et bien qu’ils soient souvent obligés à des concessions pour survivre, les Indiens sont à la pointe du combat pour la préservation de la nature. Les territoires qu’ils contrôlent sont, si l’on peut dire, écologiquement défendus.
Les Navajo, dont la réserve s’étend pour l’essentiel en Arizona et au Nouveau Mexique, combattent les gigantesques mines de charbon de la Peabody Coal Company, les forages pétroliers du nord de la réserve et l’exploitation des forêts concédées à des compagnies étrangères par un conseil tribal corrompu avec la complicité du BIA.
Durant les années 1970, les Cheyenne du Nord, sous la pression du BIA et de la misère, ont du se résigner à accepter sur leurs terres bien-aimées du Montana, l’ouverture de mines de charbon et de la centrale thermique qui va avec, au grand désespoir des traditionalistes et des Anciens. Ils ne l’accepteraient probablement pas aujourd’hui. Mais les mines leur rapportent de l’argent et ils ont reçu la promesse d’une réhabilitation du site à la fin de l’exploitation qui ne devrait pas durer plus de vingt-cinq ans. Nous verrons bien.... Les Crow qui occupent la réserve voisine et qui ont aussi d’importants gisements de charbon ont du faire les mêmes concessions.
Au nord-ouest du Montana, les traditionalistes blackfeet luttent contre les forages pétroliers qui menacent les sites splendides et jusque là préservés des Petites Rocheuses et en particulier de Badger Two-Medicine, un site sacré situé hors de la réserve où la tribu a conservé des droits de chasse et de cueillette. Mais le conseil tribal blackfeet, soucieux de fournir des revenus à la tribu, a du autoriser une importante exploitation pétrolière sur la réserve.
Les Apache de la réserve de San Carlos, en Arizona, s’opposent à la construction d’un vaste complexe astrophysique au sommet du Mont Graham, la montagne sacrée, le domaine des Ga’han, les Esprits de la Montagne. La petite tribu Miwok de l’état de Washington a porté plainte en justice contre la coupe à blanc des forêts de son territoire traditionnel, tandis qu’en 1996, les Chippewa de Bad River, au Wisconsin, ont bloqué les trains qui transportaient des millions de mètres cubes d’acide sulfurique à travers leur réserve en direction de la mine de Copper Mine, en bordure du Lac Supérieur.
Depuis la fin des années 1970, le nucléaire militaire aussi bien que le nucléaire civil recherchaient des sites de stockage de déchets. De nombreuses tribus indiennes ont été contactées pour qu’elles acceptent sur leurs terres un stockage « contrôlé » de produits radioactifs. On espérait que la pauvreté les inciterait à accepter les offres financières alléchantes qui leur étaient faites. Quatre tribus seulement avaient accepté une étude de faisabilité, et ont finalement refusé. Seuls les Apache Mescalero du Nouveau Mexique envisageaient sérieusement de donner suite au projet. Mais en 1995, la question était soumise à référendum et les Mescalero se prononçaient contre le projet de stockage.
En 1992, il avait été envisagé d’installer sur la réserve de Rosebud un énorme dépôt d’ordures ménagères et industrielles « provenant de tous les Etats-Unis ». Aussitôt, les écologistes mettaient la tribu en garde et les traditionalistes disaient leur inquiétude quant au sort des sept générations à venir et manifestaient contre la désacralisation de la terre lakota. Tandis que des pressions de toutes sortes s’exerçaient sur le conseil tribal pour obtenir son acceptation, le négociateur du gouvernement chargé de placer ces dangereuses marchandises avançait l’argument suivant : les terres que les Blancs ont laissées comme réserves aux Indiens sont de si mauvaise qualité qu’elles ne sont bonnes à rien d’autre qu’à recevoir des ordures. On ne saurait être plus maladroit. On imagine l’indignation des Brulé. La proposition de stockage a été aussitôt repoussée.
Depuis 1997, les Brulé tentent d’empêcher l’installation d’une gigantesque porcherie industrielle sur leur territoire traditionnel, à la limite nord de la réserve. La pollution des eaux et de l’air, l’immoralité que ce genre d’élevage représente, ne peuvent contre-balancer les quelques dizaines d’emplois qui leur ont été promis. D’ailleurs, pour des raisons de dignité, peu de Lakota accepteraient ce genre de travail.
Ce ne sont là que quelques exemples des menaces dont les terres indiennes sont l’objet et de la résistance que les Indiens y opposent.


CASINOS INDIENS
Depuis le début des années 1990, beaucoup de tribus indiennes ont implanté des casinos sur leurs réserves. Voilà une activité pour le moins non traditionnelle et connotée, avec raison, de manière plutôt négative. En 1988, une loi réglementait l’ouverture et le fonctionnement des casinos sur les réserves. Le jeu était considéré par les législateurs comme un moyen de développement économique valable pour les tribus.
Les Indiens qui désirent ouvrir un casino doivent en négocier les conditions avec les autorités de l’Etat où leur réserve est située. Il va sans dire que la plupart des Etats font toutes sortes de difficultés aux Indiens pour les en empêcher. Il est vrai que si, globalement, les revenus des casinos indiens représentent, au milieu des années 1990, moins de 7% des revenus des casinos aux Etats-Unis, ils peuvent créer localement une sévère concurrence.
Ceux que les casinos indiens gênent les accusent d’être infiltrés par la mafia. Ils le sont sans doute beaucoup moins que les autres. La plupart sont trop petits, et le FBI et la police des jeux les surveillent de tellement près que ce serait à désespérer si la mafia parvenait à s’y implanter. Aucune des nombreuses commissions d’enquête parlementaires n’a réussi à prouver une corruption significative des casinos indiens.
Sur les réserves où ils connaissent une certaine extension, les casinos ont transformé la vie de la tribu. Ils créent des emplois et permettent à de nombreuses familles se sortir du cycle infernal du chômage et de l’assistance. Ils rapportent de l’argent à la tribu, une fois remboursée l’importante mise de fonds de la construction, de l’achat des équipements nécessaires et de la création d’un complexe de loisirs qui permet d’attirer une clientèle variée. Bien que des cas de détournement d’argent existent parfois au profit de quelques familles dominantes, l’argent que rapportent les casinos est investi au profit de la communauté : maisons, écoles, centres culturels et de loisirs, cliniques, maisons de retraite, routes, etc. Certaines tribus ont pu racheter de la terre, leur propre terre, grâce à l’argent de leur casino.
Mais c’est là une activité assez perverse. Seule une dizaine de nations indiennes installées sur des voies de grande communication ou dans des régions fortement urbanisées comme la côte atlantique ont pu développer des casinos florissants, à l’exemple des Pequot du Connecticut et de leurs voisins les Mohegan. Les autres casinos, situés dans des régions isolées, n’apportent pas cette richesse que dénoncent les ennemis des Indiens Rien ne dit que les casinos indiens vont continuer encore longtemps à faire des profits. La source d’argent facile peut se tarir. L’existence des casinos peut aussi détourner les Indiens de rechercher d’autres moyens économiques mieux en accord avec leur culture et leurs capacités propres.
Bien qu’ils soient essentiellement des « pièges à touristes », les casinos ne peuvent être interdits aux membres de la tribu. Est-il souhaitable que les familles indiennes aillent jouer le peu d’argent qu’elles ont au casino tribal ? Et la plupart des casinos vendent de l’alcool. De plus, les Etats ont un droit de police sur les casinos situés sur les réserves de leur territoire, bafouant la souveraineté tribale si âprement défendue.
Un petit casino a ouvert près de Mission, sur la réserve de Rosebud, en 1995, sans rencontrer d’opposition majeure. Le casino de la réserve de Pine Ridge « Prairie Wind Casino » a ouvert en 1997. Il est installé près d’Oelrich, sur la bordure ouest de la réserve, sur la route menant vers les Black Hills. Cette situation très excentrée par rapport aux communautés oglala répond aux inquiétudes de ceux qui craignent de voir les Oglala se rendre massivement au casino. Le casino de Pine Ridge, comme celui de Rosebud, est un casino « sec », mais les trafiquants d’alcool, profitant de cette foule de clients potentiels qu’attire le casino, sévissent aux alentours. Les deux casinos ont créé une centaine d’emplois et rapportent un peu d’argent à la tribu.
Les traditionalistes oglala ont tenté de s’opposer au casino tribal, au nom de la protection de la société et des valeurs lakota, mais ceux, les plus nombreux, qui vivent autour de Pine Ridge-Village, l’ancienne agence, et qui espéraient bien y trouver un emploi, l’ont emporté au référendum de 1996.


ALCOOL ET VIOLENCE
Perte de confiance en soi, rupture des liens familiaux traditionnels, perte des fortes valeurs morales données autrefois par la culture, beaucoup d’Indiens sont des gens démoralisés, des êtres à la dérive. Quel antidote, quel recours contre cette vie de déchirements, de frustrations et de misère ? L’alcool.
L’alcool est présent depuis des générations dans la plupart des tribus. Les premiers contacts des Indiens avec l’alcool ont été terrifiants. Des voyageurs blancs racontent des scènes où les gens s’entre-tuent, se suicident, où certains tombent raides morts. Les Blancs s’en amusent et certains ont vite compris qu’ils tiennet là un moyen d’affaiblir, sinon de détruire les indigènes.
Avec le temps, les Indiens ont appris à mieux maîtriser l’alcool, ils y ont pris goût, les guerriers ont cru y puiser de la force, y trouver des visions. Beaucoup, pris au piège, devenaient rapidement dépendants de l’alcool, exactement comme de nos jours les jeunes deviennent dépendants de l’héroïne. Querelles, violences, meurtres au sein de la tribu suivent immanquablement la visite au trading post ou le passage du chariot du marchand blanc qui échange des peaux contre du whisky. La situation est si grave que les femmes indiennes ont pris l’habitude de se cacher dans les bois avec leurs enfants, attendant pour revenir au village que leurs hommes aient retrouvé leurs esprits. Beaucoup de marchands blancs enivrent volontairement les Indiens car un Indien ivre est facile à tromper dans les transactions commerciales. La plupart des chefs, conscients du mal absolu que l’alcool représente pour leur peuple, s’efforce de l’interdire. Mais on sait que les chefs indiens n’avaient d’autre autorité que celle que leur peuple voulait bien leur reconnaître. Chaque Indien exerce sa liberté personnelle, en l’occurrence celle de se détruire.
Une fois vaincus et prisonniers des réserves, les Indiens ont bu pour oublier la défaite, la honte, la faim. La famine sévissait sur les réserves, mais l’alcool était toujours disponible.
Maintenant, fils et filles d’alcooliques depuis quatre ou cinq générations, l’alcool est devenu pour eux un trait culturel, un mode vie et de communication auquel bien peu parviennent à échapper. Le premier verre d’alcool est pour le jeune Indien une sorte d’initiation à la vie adulte, un passage obligé pour être admis dans le groupe de jeunes dans lequel, bien naturellement, il aspire à être reconnu. Il faut dire qu’il n’y a pratiquement pas un Indien qui n’ait bu à un moment quelconque de sa vie, généralement durant sa jeunesse. Jusqu'à une trentaine d’années, tous les Indiens boivent plus ou moins. Certains sont ivres tous les soirs, d’autres se contentent d’une beuverie occasionnelle, mais l’alcool est partout. Les femmes indiennes boivent aussi, certes moins que les hommes, mais avec le terrible risque de mettre au monde des enfants handicapés. Après quinze ou vingt ans d’alcoolisme, beaucoup parviennent cependant à s’arrêter. L’Indien qui « ne boit pas » est presque toujours un Indien qui « ne boit plus ». Mais les séquelles physiques et psychologiques sont souvent irrémédiables.
Les raisons que les Indiens ont de recourir à l’alcool ne manquent pas. L’incapacité de beaucoup d’hommes à assumer l’entretien de leurs familles, le découragement et la honte qui en résultent les poussent à boire, tout comme les femmes abandonnées ou elles-mêmes victimes de l’alcoolisme des hommes. Ce sont les raisons qu’ont tous les pauvres et les désespérés du monde de boire ou de se droguer. Mais des traits culturels propres aux Indiens s’y surajoutent.
Les Indiens respectent avant tout la liberté, le choix personnel. Leurs enfants n’étaient jamais battus ni même directement réprimés et ne recevaient pas d’autre formation morale que les légendes de leur peuple et l’exemple donné par la famille, le clan, la tribu. Dans ces conditions, une famille indienne se trouve complètement démunie quand elle est confrontée à un comportement dangereux et déviant. Elle ne peut que déplorer et se résigner : « C’est son choix .... ». Les exemples donnés aux jeunes par la société indienne actuelle sont plus souvent ceux de l’alcoolisme et de la violence que ceux du courage, du partage et de la responsabilité. Quand presque tous ceux que rencontre un adolescent indien utilisent d’alcool - parents, camarades, leaders de la tribu - comment pourrait-il y échapper ? Il lui faudrait une forte volonté que la plupart n’ont pas.
Beaucoup de peuples admettent bien l’alcoolisme des hommes, mais répriment celui des femmes. C’est le cas des Indiens du Sud-Ouest et du Mexique. Par contre, les Indiennes des Plaines boivent sans s’attirer de réprobation particulière. Les femmes y bénéficient de la même liberté personnelle que les hommes, ce que, dans ce cas, on ne peut que déplorer. Les femmes boivent non seulement pour des raisons personnelles, pour « faire comme les autres », mais surtout pour tenter d’oublier dans l’alcool le malheur que leur cause l’alcoolisme des hommes, maris ou compagnons souvent violents.
La réserve de Pine Ridge, suivie de près par celle de Rosebud, est en tête pour le nombre d’homicides et faits de violence pour l’état du Dakota du Sud. Pourtant, les réserves de Pine Ridge et de Rosebud sont des réserves « sèches », c’est-à-dire que la vente, la possession et la consommation d’alcool y sont interdites. Mais la petite ville de White Clay est à quelques kilomètres au sud de Pine Ridge-Village, dans l’état voisin du Nebraska. Les Oglala s’y rendent en masse pour y acheter bière et whisky que beaucoup consomment sur la route du retour vers la réserve, afin d’échapper aux contrôles de la police tribale. Inutile de dire que le nombre d’accidents sur cette route est effarant.
Violence s’exerçant sur les plus faibles, femmes, enfants et parfois même vieillards, abus sexuels, meurtres insensés, voilà l’effet de l’alcool et des drogues sur une société où, autrefois, la solidarité et le respect étaient la règle, les vieillards honorés, les querelles bannies. Dans la société traditionnelle, il n’était pas rare qu’un homme maltraite sa femme. Il y avait à cela une tolérance plus ou moins grande selon les tribus. Mais le mari brutal, ou qui ne remplissait pas ses devoirs, avait à faire à la famille de sa femme, père, oncles, frères et cousins qui lui demandaient des comptes, le menaçaient, le corrigeaient, allant parfois jusqu’à le tuer s’il ne s’amendait pas. C’était là une punition légitime. La femme indienne des Plaines avait toujours la possibilité de mettre son mari à la porte du tipi qui lui appartenait, ou de retourner dans sa famille. En cas de danger grave immédiat, une femme pouvait échapper à un mari violent en demandant asile à l’une des loges des sociétés guerrières, ou en se réfugiant dans la loge du conseil.
Ces protections traditionnelles n’existent plus. Il est encore fréquent qu’un mari brutal soit menacé par les frères de sa femme et même qu’il soit un peu corrigé par eux. Mais « la loi » aurait vite fait de se retourner contre les justiciers et ce sont eux qui finiraient en prison.
Les fortes solidarités de la famille étendue, le tiyospaye des Lakota, tendent à disparaître : difficultés économiques insurmontables, éparpillement des individus partis chercher du travail au loin, perte du sentiment de responsabilité surtout. Depuis que les Indiens sont immergés dans la société blanche, soumis aux lois des Blancs, les femmes et les enfants, les personnes les plus vulnérables, sont, paradoxalement, moins bien protégés qu’ils ne l’étaient autrefois. Non seulement l’abus d’alcool engendre le malheur des individus et des familles, mais il est à l’évidence l’une des raisons du manque de dynamisme, de l’incapacité à se prendre en main au niveau collectif qui caractérisent beaucoup de tribus.
A l’alcool s’ajoutent maintenant des drogues. Outre le cannabis, largement répandu, on utilise des produits pas chers que l’on boit ou que l’on inhale, essence, produits d’entretien, qui rendent les jeunes fous et laissent, au bout d’un certain temps, des ravages irrémédiables dans le cerveau. Dans des sociétés où le chômage dépasse parfois 75%, où la misère est partout présente - la vraie misère, allant jusqu’au manque de nourriture - où les perspectives d’une vie meilleure apparaissent nulles, il est certain qu’éradiquer les drogues ou faire baisser l’alcoolisme de manière significative, est une entreprise extrêmement difficile.
Pourtant, certains Indiens courageux y ont voué leur vie. Des associations, parfois subventionnées par l’Etat, mais fonctionnant le plus souvent sur des fonds tribaux ou privés, créent des centres de désintoxication, des lieux d’accueil afin d’offrir au jeune alcoolique ou au drogué un foyer chaleureux et de l’isoler de l’environnement familial et social qui le porte à se détruire. Des femmes indiennes ont ouvert, depuis une vingtaine d’années, des refuges pour les femmes battues et leurs enfants, et s’efforcent de guérir la violence des hommes.
L’Etat fédéral s’est engagé par traité à prendre en charge la santé indienne, tout comme l’éducation. Le Service de Santé des Indiens » (IHS), un service du Bureau des Affaires Indiennes, a été créé. Mais IHS fait fort peu de choses pour lutter contre le fléau de l’alcoolisme. Dans la circonscription du BIA dont dépendent les réserves lakota, celle d’Aberdeen, IHS n’a pas encore été capable d’ouvrir un seul centre de prise en charge des alcooliques et des drogués. Un unique centre existe pour conseiller les femmes enceintes et les alcooliques. Il se trouve à Albuquerque, au Nouveau Mexique.


STERILISATIONS ET ADOPTIONS
Dans les années 1960-1970, les services sociaux américains avaient mis en œuvre une campagne de stérilisation des femmes qui présentaient des grossesses à risques du fait de l’alcool et de la drogue, ce qui, dans beaucoup de cas, pouvait se justifier. Mais la stérilisation a été scandaleusement étendue à des mères célibataires pauvres qui ne pouvaient élever décemment leurs enfants. Qui pouvait affirmer que ces femmes resteraient célibataires et pauvres toute leur vie, alors que la stérilisation est un acte définitif ? Cette campagne n’était pas dirigée contre les seuls Indiens, mais contre toutes les femmes américaines pauvres, c’est-à-dire majoritairement contre celles les minorités ethniques.
Les statistiques, qui ont fini par être connues seulement à la fin des années 1980 grâce aux recherches de certains médecins indiens, montrent qu’une proportion anormale de femme indiennes a été touchée. Les règles imposées par la loi n’étaient pas respectées. L’accord de la mère était rarement demandé, ou il était obtenu sous la menace de lui retirer les enfants qu’elle avait déjà. Il arrivait que la stérilisation ait lieu au moment de la naissance d’un premier enfant, même quand celui-ci était mort-né. Les médecins ne disaient pas non plus à la femme que l’opération était définitive, elle lui était présentée comme une contraception. On peut admettre de ne peut laisser naître des enfants qui présentent le risque d’être anormaux ou d’être abandonnés. Mais des abus caractérisés ont été commis contre les femmes indiennes. A la fin des années 1970, près qu’un quart des Indiennes des Etats-Unis avaient été stérilisées !
Quand on lui permettait de naître, l’enfant indien n’était pas tiré d’affaire pour autant. Les mères indiennes étaient souvent encouragées par les assistantes sociales à abandonner leur enfant si elles avaient « des difficultés ». Quelle était celle qui n’en avait pas ?
Pour peu que le foyer où il vivait ait été déclaré insalubre, l’action éducative des parents non conforme aux normes américaines, l’enfant risquait d’être enlevé à ses parents, déclaré adoptable, confié à une institution chrétienne qui le ferait adopter par une famille blanche. On a retiré des enfants indiens à leurs parents simplement parce que la maison n’avait pas l’eau courante et que, faute de place, deux enfants couchaient dans le même lit ! Bien sûr, en cas de mauvais traitements ou de négligence caractérisée, il était nécessaire d’assurer la protection de l’enfant. Mais quand la seule justification est la grande pauvreté, c’est un abus.
Il faut dire qu’à cette époque, il y avait un « marché ». Le petit Indien s’adoptait bien, jugé plus flatteur pour ses parents adoptifs que le petit Noir, par exemple. Des dizaines de milliers d’enfants indiens ont été ainsi arrachés à leurs familles et à leur peuple. Cela allait tout naturellement dans le sens de l’assimilation, de la fusion des Indiens dans la société dominante, de l’effacement de l’indianité. Les parents indiens qui tentaient de résister à l’enlèvement de leurs enfants se voyaient traiter de mauvais parents qui auraient du comprendre que leurs enfants allaient être bien plus heureux dans une bonne famille blanche que sur une réserve misérable, et qu’ils avaient de la chance. Bien sûr, si les malheureux parents indiens à qui on avait pris leurs enfants n’avaient pas encore sombré dans l’alcool et le désespoir, ils ne manquaient certainement pas après cela de le faire.
Actuellement, beaucoup de ces enfants adoptés ayant fini par apprendre qu’ils étaient indiens, recherchent leurs vrais parents. Des organisations indiennes, en particulier la « Lost Bird Society » créée sur Pine Ridge, les y aident. Ils ont tous entre vingt et quarante ans, ce qui situe bien l’époque à laquelle ils ont été pris à leurs familles. Ces enfants connaissent des difficultés psychologiques et sociales particulièrement importantes, et le taux de fugues, de délinquance et surtout de suicide est chez eux très élevé.
La loi de 1988 tente de mettre fin à ce scandale. Elle interdit l’adoption d’un enfant indien par des non-Indiens tant que toutes les possibilités de placement au sein de sa tribu, éventuellement d’une autre tribu, n’ont pas été épuisées. Les cours tribales ont maintenant leur mot à dire sur les cas d’adoption. Cela limite les adoptions abusives, mais en partie seulement, car la loi est souvent tournée par des tribunaux qui donnent systématiquement raison aux parents adoptifs. On trouve souvent des adoptants dans la famille élargie de l’enfant, ce qui est conforme à la tradition indienne. Les Indiens ont toujours ouvert facilement leurs foyers aux orphelins, aux malheureux. Mais il y a maintenant beaucoup d’enfants indiens à la recherche d’un foyer et peu de foyers indiens susceptibles de les accueillir. Les choses ont changé ....


GUERIR : LA VOIE INDIENNE
De toute façon, ce ne sont pas la médecine ou l’aide sociale « blanches » qui aideront les Indiens à s’en sortir. Sinon, cela serait déjà fait. La seule approche efficace, celle qui donne des résultats, c’est l’approche traditionaliste, celle qui s’appuie sur les valeurs indiennes. Toutes ces associations créées par des Indiens, qui portent des noms indiens, font appel aux valeurs sociales et morales de la société tribale, aux rites de la tribu et à sa spiritualité comme thérapies.
Des hommes et des femmes, souvent d’anciens alcooliques, qui connaissent l’histoire, les traditions, la sagesse de leur peuple et qui savent pratiquer ces valeurs dans leur propre vie, constituent des modèles pour les jeunes qu’ils conseillent et accompagnent. Ils obtiennent ainsi des résultats encourageants, encore que limités. Des hommes-médecine prennent en charge ces vies à la dérive. Les « sweat-lodge » qui purifient le corps et l’esprit, les recherches de vision qui donnent une direction à la vie, la prière avec la pipe aident les désemparés à trouver des points d’ancrage forts, une fierté, une confiance en soi qu’ils n’avaient jamais connues.
Les Danses du Soleil qui ont lieu tous les étés sur les réserves réunissent des milliers de participants. C’est le lieu privilégié où les Indiens supplient les Esprits de leur donner la force de renoncer à l’alcool et à la drogue qui ravagent leur vie et celle de leurs proches. Les souffrances qu’ils ont choisi d’endurer, la vie ascétique qu’impose la longue préparation du rite, l’engagement très fort pris envers le Grand Esprit et ses Pouvoirs sont les garants de leur volonté de s’en sortir. La Danse du Soleil est une cérémonie tournée non seulement vers les Esprits, mais aussi vers le groupe. Des promesses aussi solennelles faites devant le peuple assemblé ont, à l’évidence, plus de valeur pour les Indiens que les thérapies médicalisées des psychologues blancs.
Maintenant, des femmes participent à la phase ultime de la Danse du Soleil. Elles ne se percent pas au niveau de la poitrine, comme le font les hommes, mais dans la chair du haut des bras. Beaucoup d’Indiens, hommes ou femmes, offrent des petits morceaux de leur chair qui sont mis au pied de l’Arbre Sacré, un sacrifice pour aider un parent, un ami. Souffrir pour l’autre, donner sa vie pour quelqu’un ont toujours été au cœur de la tradition indienne. Des communautés lakota très traditionalistes ont vu récemment leur taux d’alcoolisme baisser de manière sensible. La participation à la Danse du Soleil est un puissant moyen de vaincre la dépendance alcoolique, mais aussi de retrouver la « voie indienne, la « Bonne Route Rouge », de réintégrer le Cercle Sacré de la Nation. Il y a maintenant dans la plupart des communautés indiennes une prise de conscience claire des effets extrêmement destructeurs de l’alcool et de la drogue, alors qu’il y a seulement vingt-cinq ans, on n’en parlait pas.
Depuis ces dernières années, des marches, des courses, des chevauchées sont organisées sur les réserves pour sensibiliser les Indiens à ces problèmes. On peut objecter que ceux qui y participent sont surtout des femmes et des enfants, plutôt des « victimes » que des « coupables ». On y voyait peu d’hommes jusqu’à ces dernières années, par inconscience ou peur du ridicule probablement. Depuis la fin des années 1990, ils sont plus nombreux, ils conduisent les groupes, s’y investissent, prennent la parole. C’est très encourageant.
Ce sont les hommes indiens qui doivent être guéris et qui, en dépit des apparences, souffrent le plus. Ce sont eux qui ont eu à porter tout le poids de la défaite, de la honte, eux qui n’ont pas su, ou plutôt n’ont pas pu, protéger leurs familles, leur tribu, leurs lieux sacrés, la terre que leur avait confiée le Grand Esprit. Ce sont les hommes qui boivent, dont la violence qu’ils ne parviennent pas à maîtriser détruit les familles, et ce sont eux qui connaissent massivement le chômage, l’échec, la prison, le racisme de la société blanche. On leur a pris leur virilité qui s’exprimait dans la fierté du chasseur, du guerrier, du protecteur des siens. A beaucoup d’hommes, il n’est plus resté que la violence, surtout la violence sexuelle, pour s’exprimer en tant qu’hommes.
Des sociétés guerrières se reconstituent, tournées comme autrefois vers le service de la communauté, organisant les fêtes, les Danses du Soleil, s’efforçant de fournir des modèles pour les jeunes et se consacrant plus spécialement à l’éducation des garçons. Des sociétés de guerriers comme les « Dog Soldiers » des Cheyenne n’avaient jamais disparu, et la société Tokala (Petit Renard) existe toujours sur la réserve de Pine Ridge. Durant l’été 1997, les Tokala menaient la lutte contre la présence de non-Indiens aux Danses du Soleil des Oglala et la monétarisation des cérémonies lakota.
A Rapid City, la société Ateyapi (être père) créée en 1993 par quelques Oglala, s’efforce d’aider les jeunes garçons lakota à échapper à l’alcool, à la drogue, à l’attrait des gangs, à réussir à l’école, à renouer avec les valeurs indiennes. Une douzaine d’hommes bénévoles servent ainsi de mentors aux enfants, assumant les responsabilités traditionnelles d’éducation et de protection qui étaient celles des pères lakota.
Les femmes indiennes aussi s’organisent. Elles constituaient autrefois des sociétés de brodeuses, de fabricantes de tipis, de guérisseuses, de chanteuses aux cérémonies. Elles créent maintenant des refuges pour les femmes battues ou violées, les enfants maltraités. Certaines tentent de rendre aux femmes indiennes leurs savoir-faire et leurs responsabilités traditionnelles. Elles ont des cercles de femmes pour promouvoir l’accouchement hors de l’hôpital, l’allaitement maternel, la médecine par les plantes, la cuisine traditionnelle, les soins et l’éducation indienne pour les petits enfants. Les grands-mères retrouvent leur place.
C’est ainsi que modestement, au niveau des communautés, des organisations de base, les Indiens tentent de résoudre les énormes dysfonctionnements sociaux qui les accablent et de rassembler les morceaux épars de leur culture. Mais n’est-ce pas déjà trop tard ? La pression de la société dominante se fait de plus en plus forte et envahissante, et l’apathie et les habitudes d’assistanat se sont installées, avec la perte du sens de la responsabilité envers sa famille et son peuple.
La « Voie de l’Homme Blanc » signifie pour les Indiens dépendance, irresponsabilité, individualisme, égoïste. Cela ne veut pas dire bien sûr que tous les Blancs sont ainsi, mais c’est pourtant l’effet que l’assimilation a eue sur les Indiens. C’est la « Route Noire » dont parle Black Elk, celle que suivent « ceux qui vivent pour eux-mêmes », et non pour leur peuple. C’est une route facile à suivre, il suffit de se laisser aller .... Mais elle mène le peuple indien vers la mort.
Ce que propose la « Voie Indienne », c’est le retour au traditionalisme, une voie rude, celle de l’effort, du dévouement, de la solidarité, de la responsabilité, du respect. C’est la « Bonne Route Rouge », celle sur laquelle, dans sa grande vision, Black Elk voyait marcher son peuple.


« LES BLACK HILLS NE SONT PAS A VENDRE ! »
Le retour des Black Hills à la Nation Sioux constitue actuellement le principal problème politique qui mobilise les Lakota et, dans une moindre mesure, les autres nations d’ Oceti Sakowin Oyate. Il se situe dans le cadre général du respect des traités signés au XIXème siècle entre les Etats-Unis et les nations indiennes.
On sait qu’en violation du traité de Fort Laramie de 1868, et à fortiori du premier traité de 1851, les Etats-Unis s’étaient emparés des Black Hills en 1877 et avaient contraint les Sioux à renoncer à leurs grands territoires de chasse.
En 1977, la Commission des Revendications Indiennes accordait aux signataires du traité de 1868 une indemnité de 17, 5 millions de dollars pour la perte des Black Hills. En mai 1980, la Cour Suprême des Etats-Unis, ayant pris en compte les intérêts composés sur une période de cent trois ans, portait l’indemnité à 105 millions de dollars.
Un référendum tenu l’année précédente parmi les Lakota avait pourtant fait apparaître un fort rejet de toute indemnisation, le peuple exigeant le retour de la terre. Mais les avocats des Sioux n’avaient pourtant pas hésité, en dépit des instructions expresses de leurs clients, à accepter l’argent. Rappelons que les avocats devaient toucher 10% des sommes accordées.
La Cour Suprême et les avocats ne doutaient pas que l’énormité de la somme proposée ne fasse taire les scrupules moraux qui empêchaient les Sioux de « vendre les Black Hills ». Comment des gens aussi pauvres et démunis que ces Indiens pourraient-ils résister à ce flot de dollars ? Qu’ils prennent leur argent et qu’on n’entende plus parler d’eux !
Pourtant, en juillet 1980, un nouveau référendum confirmait le refus des Sioux. En août, le Conseil de la Grande Nation Sioux se réunissait et décidait de refuser l’argent, proclamant : « Les Black Hills ne sont pas à vendre ! Nos ancêtres sont morts pour les Black Hills. Nous ne vendrons jamais ! » Bientôt, les huit conseils tribaux concernés, ces conseils mis en place par les lois de l’homme blanc et si souvent accusés de corruption, refusent à leur tour l’indemnité. La stupeur et la colère des avocats des Sioux fait peine à voir .... Les Sioux, qui avaient toujours exigé qu’ils négocient une restitution des terres et non une indemnité, leur retirent tout mandat pour les représenter en justice.
A ce moment, les Yankton, qui ne sont pas, il faut le souligner, signataires du traité de 1868, se voient proposer « leur part » de l’indemnité, que le conseil tribal accepte et que la tribu ne refuse pas. Depuis plus de vingt ans, les Yankton reçoivent tous les ans un chèque que certains n’hésitent pas à appeler l’argent de la honte. Beaucoup de Yankton touchent cet argent sans en connaître même la signification. Avoir proposé aux Yankton cet argent qu’ils n’avaient aucun titre à percevoir est un acte scandaleux de la part du gouvernement. On a voulu rompre la solidarité de la Grande Nation Sioux en corrompant la nation la plus faible.

Les Oglala mènent pendant cinq ans une étude juridique et historique approfondie sur la question des Black Hills. Abandonnant la voie judiciaire, ils voulaient se tourner vers le Congrès, souverain en ces matières.
En 1985, ils avaient élaboré un projet pour la restitution d’une partie des Black Hills à la Nation Sioux. Les principaux auteurs étaient Charlotte Black Elk, l’arrière petite fille du grand homme-médecine, et son mari Gerald Clifford, un enseignant oglala, conseillés par l’avocat lakota Mario Gonzales. Ce projet prévoyait la restitution d’1/7ème du massif à la Nation Sioux, uniquement des terres fédérales, des forêts nationales, excluant toutes les propriétés privées. Il ne prévoyait pas d’expropriations. Les citoyens blancs et les entreprises des Black Hills n’allaient donc pas être « chassés par les Sioux » comme essayaient de le faire croire des association dites « de défense de l’égalité des droits entre citoyens » qui n’admettent pas que les Indiens conservent des droits particuliers. Il s’agissait de constituer une sorte de parc national géré par les Sioux. Une indemnité assez modeste était en outre demandée pour la partie des Black Hills restant entre les mains des Blancs.
Ce projet de loi fut soutenu trois années de suite devant le Congrès par le sénateur démocrate du New-Jersey Bill Bradley. Il est connu sous le nom de « Bradley Bill » (bill = projet de loi). Les élus de l’état du Dakota du Sud avaient fait connaître leur opposition au projet, plus de 90% de la population de l’état étant farouchement opposée à la restitution des Black Hills aux Sioux. Le Congrès rejeta donc le projet et le sénateur Bradley lui retira son soutien.

En 1989, un nouveau projet voyait le jour, connu sous le nom de « Grey Eagle Bill », du nom d’une société d’anciens traditionalistes oglala constituée autour de Royal Bull Bear et d’Oliver Red Cloud, l’arrière petit fils du célèbre chef.
Ce projet de loi reprend les grandes lignes du Bradley Bill, mais il exige une forte indemnité pour les terres restantes et demande que 20% des terres restituées puissent être occupées physiquement par les Sioux, des sites religieux essentiellement.
Le sénateur Martinez de Californie soutient cette proposition devant le Congrès en 1990, mais devant l’opposition toujours aussi résolue des élus et de l’opinion publique du Dakota du Sud, il ne la représente pas en 1991. Un nommé Phil Stevens, riche homme d’affaire californien qui se dit descendant du Lakota Luther Standing Bear, a réussi à se faire adopter dans la famille Red Cloud. Il prétend que, grâce à ses relations et à ses dollars, il obtiendra la restitution de la terre aux Sioux. Son intervention intempestive n’a fait que de compliquer la situation, retirant à la proposition des Grey Eagles une bonne part de sa fiabilité et attisant les querelles entre Indiens.
Actuellement, les Lakota sont à peu près d’accord pour rechercher un compromis entre les deux propositions et pour récuser Phil Stevens comme leur porte-parole. Mais il faut bien tenir compte des oppositions de personnes entre les promoteurs de chacun des projets qui voudraient voir triompher le leur et pouvoir s’attribuer l’honneur « d’avoir rendu les Black Hills à la Nation Sioux ».


UNE POSITION JURIDIQUE TRES FORTE
La position juridique des Sioux est très forte car ils possèdent les Black Hills à plusieurs titres.
D’abord, ils possèdent un « titre indigène » constitué par l’occupation longue et continue d’une terre par un peuple tribal, titre reconnu par le droit international. Le fait que les Lakota aient chassé les Crow et les Kiowa des Black Hills au XVIIIème siècle n’y change rien. Ce sont bien les Lakota, avec leurs alliés cheyenne et arapaho, qui les occupaient depuis environ cent ans quand, en 1868, ils ont signé le second traité de Fort Laramie avec les Etats-Unis. Il faut remarquer, et c’est tout à leur honneur, que ni les Crow, ni les Kiowa ne tentent d’affaiblir la position des Sioux en revendiquant des droits sur les Black Hills.
Ensuite, les Sioux possèdent les Black Hills aux termes d’un traité international « signé entre nations souveraines ». C’est le traité de Fort Laramie de 1868, entériné par le Congrès en 1869. N’oublions pas que les traités internationaux ont été déclarés par la Constitution américaine « la loi suprême du pays ». Enfin, ils y ont à l’évidence un titre d’ordre culturel et spirituel.
La voie juridique et parlementaire leur étant fermée aux Etats-Unis, les Sioux ont fait plusieurs tentatives pour porter la question des Black Hills devant les instances internationales. Le cas a été présenté à plusieurs reprises, et sans succès, devant la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies qui se réunit à Genève. On imagine mal qu’une majorité de nations aient osé affronter le mécontentement des Etats-Unis en soutenant des Sioux.
Pourtant, en septembre 1994, un enquêteur spécial des Nations Unies, le Dr. James Martinez, rencontrait à Rapid City une importante délégation lakota afin de recueillir des témoignages sur la manière dont les Lakota considèrent les Black Hills, non seulement sur le plan juridique et politique, mais surtout d’un point de vue historique, culturel et spirituel. Des gens aussi différents que Bill Means de l’AIM et Charlotte Black Elk ont pu s’exprimer. Charlotte dit avoir pu vérifier par des méthodes scientifiques la véracité de la tradition orale lakota en ce qui concerne les Black Hills. Elle a également souligné à quel point la protection de la nature était essentielle au développement de la pensée religieuse indienne traditionnelle.
Le Dr. Martinez doit poursuivre son enquête auprès d’autres nations indiennes à propos des terres revendiquées par les Indiens qui ont signé des traités avec les Etats-Unis. Il s’agit d’une enquête menée au niveau mondial sur les revendications territoriales des peuples « naturels » dans le cadre de la « Décennie des Peuples Indigènes » lancée en 1994 par les Nations Unies. Le rapport du Dr. Martinez sur les Etats-Unis devait voir le jour en 1996, mais il pourrait ne pas être complété avant la fin de la décennie.


UNE REVENDICATION COMPLEXE
La revendication sur les Black Hills est de plus en plus complexe par le fait qu’elle engage pratiquement tous les « Sioux », non seulement les Lakota, les Sioux de l’ouest, mais aussi les Santee, les Yanktonnai et même certains Sioux canadiens. Pour ne pas diviser les Sioux et les opposer les uns aux autres, les Lakota avaient donné leur accord à cet élargissement. On a vu que les Yankton, non signataires du traité de 1868, puisque le traité Yankton date de 1858, se sont vu indûment proposer une part de l’indemnisation.
Mais en s’étendant, la revendication perd de sa force. Ni les Santee qui vivaient loin dans l’Est au Minnesota, ni même les Yankton installés le long du Missouri, n’avaient eu de contact avec les Black Hills. Ce sont les Lakota et eux seuls parmi les Sioux qui parcouraient les Black Hills et les considéraient comme le centre du monde. Ce sont eux qui avaient avec les Black Hills ce lien physique et culturel très fort, dont toutes les légendes tournaient autour de ce lieu privilégié et qui avaient vu dans les sites remarquables de Paha Sapa le reflet du monde des étoiles.
Parmi les Lakota, ce sont les Oglala qui ont conduit toutes les recherches et pris toutes les initiatives pour la restitution des Black Hills aux Sioux. Ce sont eux qui sont au cœur de la revendication et qui désirent le plus ardemment retrouver leur terre sacrée.
L’indemnité pour les Black Hills, judicieusement placée par les soins du ministère de l’intérieur, se montait en 2 002 à près de 500 millions de dollars. Les Lakota se refusent, à une majorité dépassant les 75% à toucher cette indemnité. De récents sondages l’ont encore montré. Les Yanktonnai de la réserve de Fort Peck avaient fait savoir en 1998 qu’ils prendraient volontiers leur part, modeste, de l’indemnité. Les autres membres de la Grande Nation Sioux ont réussi à les en dissuader.
En 1997, le conseil tribal des Santee du Nebraska, une petite nation très pauvre descendante des exilés de la guerre de Little Crow de 1862, demandait aussi sa part. Quelques mois plus tard, après l’élection d’un nouveau conseil, la tribu y renonçait. Les Santee n’avaient pas voulu rompre la solidarité de la Nation Sioux. Le président ajoutait : « Nous avons eu honte. Nous ne voulions pas passer pour des vendus ».
Les ennemis des Indiens au Congrès ou ailleurs prennent prétexte de ce qu’ils appellent « des querelles entre Indiens » - l’existence de deux propositions de loi, ainsi que l’intervention intempestive de Phil Stevens - pour refuser d’examiner une quelconque restitution des terres. Les Sioux s’entendent répondre par les élus du Dakota du Sud :« De toute façon, l’affaire a été réglée en 1980 par l’attribution de l’indemnité. Il n’y a pas à revenir là dessus ».
La demande des Sioux est modeste, réaliste et responsable. Ils veulent une restitution, possible et raisonnable, de la terre, et une indemnité, également possible et raisonnable, pour ce qui reste entre les mains des Blancs. Mais le racisme qui règne dans l’Ouest, et l’esprit « pionnier » et « Conquête de l’Ouest » particulièrement virulent au Dakota du Sud, s’y opposent farouchement.
Ce qu’il faut souligner, bien plus que les oppositions entre personnes, c’est que jamais, absolument jamais, la moindre manifestation ne s’est déroulée, la moindre campagne n’a été menée par des Indiens en faveur d’une vente les Black Hills. Ni l’extrême pauvreté des individus, ni les difficultés financières des tribus, ni les efforts de corruption, n’ont pu faire fléchir cette détermination. C’est bien là l’exigence de tout un peuple. Y a-t-il beaucoup d’exemples au monde où l’on voit 500 millions de dollars refusés pour des raisons de morale et de dignité ?


LES BLACK HILLS RAPPORTENT BEAUCOUP
Ce n’est pas uniquement pour des raisons idéologiques que les Blancs s’opposent à une restitution, même très partielle, des Black Hills aux Indiens. C’est aussi pour des raisons économiques. Les collines noires rapportent beaucoup d’argent aux nombreuses entreprises qui y sont installées.
Le tourisme est florissant. Le Mont Rushmore, baptisé le « Sanctuaire de la Démocratie », où dans les années 1930 ont été sculptées les statues géantes de quatre présidents, attire les foules. La petite ville de Deadwood, en plein cœur du massif, est la ville du jeu, en constante expansion, rivalisant avec Las Vegas. C’est à Sturgis qu’a lieu tous les ans le plus grand rassemblement de motards du monde. Les états du Dakota du Sud et du Wyoming se partagent les énormes revenus des coupes de bois effectuées dans les collines. Les mines d’or sont prospères, mais terriblement destructrices. Non seulement, elles éventrent la terre, mais les produits chimiques qu’elles utilisent, mercure ou acide sulfurique, polluent les torrents aux eaux pures où autrefois hommes et bêtes pouvaient boire. Les paysages lunaires remplacent les fraîches forêts, les vallons ombragés qui faisaient le charme de Paha Sapa. Les Indiens vivent très mal cette destruction, probablement irrémédiable, du coeur sacré de leur pays.
Des mines d’uranium, maintenant fermées, ont laissé sur place d’énormes quantités de déchets radioactifs qui polluent une partie du flanc oriental des Black Hills, contaminant les nappes phréatiques et les eaux qui coulent vers la réserve de Pine Ridge. Vers 1985, des analyses faites à la demande des Indiens ont révélé en certains points de la réserve une radioactivité de l’eau six fois supérieure au taux admissible. Quelles mesures a-t-on prises ? Aucune. On a simplement « conseillé » aux Oglala de ne pas boire cette eau. Que faut-il boire alors ? De la bière ? Du soda ? De nombreuses naissances de bébés anormaux se sont produites sur la réserve dans les années 1980, toutes imputées à l’alcoolisme, évidemment.
Bien que les Sioux ne revendiquent qu’une petite partie des Black Hills, ils pourraient intervenir de manière significative pour contrôler, sinon faire cesser, l’exploitation forestière et minière. Ils pourraient, par exemple, ne pas renouveler les concessions d’exploitation quand elles arriveraient à expiration. Ils ont toujours marqué leur volonté de restaurer, dans la mesure du possible, le milieu naturel.


LE RETOUR DES BISONS
Les bisons, le gibier sauvage, reviennent peu à peu sur les terres indiennes, un signe d’espoir pour le peuple indien.
Jusque dans les années 1970, les bisons, au nombre de quelques dizaines de milliers - il en subsistait moins d’un millier à la fin du XIXème siècle - vivaient sur les parcs nationaux comme ceux de Yellowstone et de Grand Teton au Wyoming, sur des parcs gérés par les états et sur quelques propriétés privées.
Au début des années 1990, les tribus des Plaines s’organisent, à l’initiative de quelques Lakota de Cheyenne River, pour s’aider mutuellement à faire revenir les bisons sur les réserves. Elles créent « InterTribal Bison Cooperative »(ITBC), une organisation qui aide les tribus à acheter, transporter et garder sur leurs terres des troupeaux de bisons et d’élans. Toutes les tribus des Plaines ont maintenant des bisons, ainsi que quelques tribus du Nouveau Mexique.
Le loup, principal prédateur, avait été éliminé avant la fin du XIXème siècle pour protéger les troupeaux des éleveurs. N’étant plus la proie des loups ni des chasseurs, les animaux des parcs sont devenus trop nombreux. Manquant d’espace et de nourriture, surtout en hiver, ils ont tendance à s’échapper des limites du parc. Une partie des animaux fugitifs est donc périodiquement éliminée par les rangers. La viande et les peaux sont souvent offertes aux Indiens. Signalons qu’une tentative de réintroduction du loup sur le parc de Yellowstone a débuté en 1995, afin de rétablir un certain équilibre écologique. Eleveurs et fermiers du Wyoming et du Montana ont crié au scandale.

Durant l’hiver 1996-1997, un hiver particulièrement rude, environ mille deux cent bisons du parc de Yellowstone, plus du tiers de l’effectif, ont été abattus sur la frontière nord du parc, celle qui touche au Montana.
La zone de terrains qui entoure le parc est normalement destinée à servir de pâturage d’hiver aux animaux sauvages du parc. Mais ces prairies sont louées durant l’été à des éleveurs du Montana. Ces derniers craignent que les bisons ayant fréquenté les pâturages en hiver ne transmettent la brucellose à leur bétail, cette fièvre provoquant des avortements chez les vaches. C’est la raison donnée pour justifier les abattages massifs de bisons. On tue tous les bisons qui sortent du parc, sans prendre la peine de rechercher s’ils sont ou non porteurs de la maladie. Aucune transmission du bison à la vache n’a jamais été constatée. Par contre, c’est le bétail européen qui a transmis la brucellose aux bisons au XIXème siècle. Durant les hivers suivants, les abattages ont continué, malgré l’opposition des Indiens et des écologistes.
Les Indiens, par l’intermédiaire d’ITBC, demandent depuis des années que les bisons et le gibier sauvage en excès sur les parcs leur soient donnés vivants. Ils ont jusque là, été très peu entendus. Quand les Indiens achètent ou reçoivent des bisons ou des élans, ils ont à supporter le coût du transport en camions. Pas question d’amener un troupeau « à pattes » sur des centaines de kilomètres. Les animaux doivent être régulièrement vaccinés, d’où frais de vétérinaire. Ils doivent, et c’est là le plus coûteux, être maintenus dans de solides clôtures afin d’éviter des dégâts dans les cultures et des collisions sur les routes dont ni le bison ni le conducteur ne sortiraient indemnes. Fini le temps où les troupeaux circulaient librement dans les Plaines. Tout est clôturé, construit, enserré dans un réseau d’autoroutes et de voies ferrées.

« Nous leur avons dit que le pays que le bison parcourt, là est notre pays. Nous leur avons dit que le pays du bison est le pays des Lakota ». C’est ce que disait Red Cloud au soir de sa vie, évoquant ses efforts pour convaincre les Blancs de laisser leur pays aux Lakota et aux bisons. Imaginer rétablir l’Indien et le bison dans les Plaines est certainement utopique. Peu d’Indiens le voudraient, peu d’Indiens en seraient capables. Les savoir-faire qu’exigent ce mode de vie rude sont à peu près totalement perdus.
Pourtant, on constate que la population blanche rurale diminue dans les Plaines. Elle se regroupe dans les villes. A chaque recensement, la proportion d’Indiens augmente dans les états du Montana, des Dakotas du Nord et du Sud. Le nombre de bisons aussi. Au printemps 1994, un journal indien du Montana titrait à ce propos : « Les promesses de la Danse des Esprits seront-elles un jour remplies ? ». Le pays indien sera-t-il un jour débarrassé de toutes les mauvaises choses que les Blancs y ont mises ? Les bisons parcourront-ils à nouveau librement les Plaines ? C’est peu probable, mais on peut toujours rêver ....
Le retour des bisons sur les terres indiennes représente un pas énorme vers la reconquête de la culture. Il y a une signification spirituelle, culturelle et éducative immense dans le contact retrouvé du Peuple Indien, Lakota Oyate et de la Nation Bison, Pte Oyate.
Les enfants des écoles tribales participent au « round up » annuel des troupeaux, à l’abattage, au dépeçage du bison, apprenant les gestes anciens, l’usage traditionnel de tout ce que le bison donne au peuple. Un homme-médecine est là pour expliquer la nature des liens qui existent entre les Lakota et la Nation Bison. Une cérémonie d’action de grâce et de purification est accomplie. Certains collèges tribaux ont créé des cursus de gestion des troupeaux de bisons qui respectent la relation traditionnelle entre les Indiens et les bisons. « Les bisons sont nos parents » dit Rosalie Little Thunder, une traditionaliste lakota qui défend les bisons sauvages du parc de Yellowstone.
Les bisons et toute la faune sauvage que les Indiens réinstallent peu à peu sur leurs terres, du moins le peu de terre que les Blancs leur ont laissées, ont déjà une réelle importance économique. Des emplois sont créés : rangers, vétérinaires, gestionnaires, biologistes. Les Indiens reçoivent constamment de certains laboratoires des propositions pour « améliorer génétiquement » leurs bisons, les rendre plus rentables, plus faciles à élever. Ils répondent : « Non merci. Les bisons sont parfaits comme ils sont, comme le Grand Esprit les a faits ». Les Indiens ne veulent pas que les bisons soient considérés comme du bétail, ils veulent réduire au minimum l’intervention humaine. Ils refusent aussi qu’ils soient tués dans des abattoirs.
Les bisons attirent les touristes. La tribu vend, très cher, quelques permis de chasse à des non-Indiens, ce qui en limite le nombre. La tribu, propriétaire du troupeau, donne des bêtes aux familles pour les fêtes, les mariages, les veillés funèbres, ainsi que pour les Danses du Soleil, les pow wow, tous les grands événements de la tribu. Alex White Plume, qui gérait le « Parc Oglala » des Badlands dans les années 1990, rêve du temps où les bisons pourront à nouveau nourrir son peuple. Mais il faut donner aux troupeaux de Pine Ridge le temps de s’accroître. Les Indiens travaillent sur le long terme.


LA CHEVAUCHEE DU SOUVENIR
En 1986, quelques Lakota se lançaient dans un ambitieux projet : refaire le chemin suivi par le chef Big Foot vers Wounded Knee où, avec trois cents des siens, il devait trouver la mort devant les mitrailleuses de l’armée américaine, le 29 décembre 1890. La véritable chevauchée mémorial était prévue en 1990, pour le centenaire, mais quatre années de préparation étaient nécessaires - quatre, le nombre sacré.
C’était là l’initiative de deux traditionalistes, Birgil Kills Straight de Kyle, un neveu de Franck Fools Crow et Alex White Plume, un Oglala de Manderson. Ils étaient bientôt rejoints par Ron McNeil, Hunkpapa de Standing Rock, un descendant de Sitting Bull et par Jim Garret, un Brulé de Rosebud. L’association des descendants des survivants de Wounded Knee, très active, a aussi beaucoup travaillé au projet.
La chevauchée Si Tanka Wokiksuye - En mémoire de Big Foot - était organisée pour atteindre Wounded Knee au soir du 28 décembre. Le lendemain matin, à l’heure du massacre, une cérémonie avait lieu devant la fosse commune du cimetière de Wounded Knee. En 1886, la chevauchée partait de Cherry Creek. Mais en 1990, elle partait de la tombe de Sitting Bull, près de Fort Yates, au nord de la réserve de Standing Rock, puis passait à Grand River où le chef hunkpapa avait été assassiné, puis Timber Lake, Cherry Creek, Bridger, Porcupine, Wounded Knee.
Les Lakota voulaient suivre ce « Big Foot Trail » dans des conditions semblables à celles qu’avaient connues leurs ancêtres en ce mois de décembre 1890. Ils voulaient partager leurs souffrances en s’imposant l’épreuve du froid, de la fatigue et, pour certains, de la faim. Plusieurs cavaliers avaient fait le voeu de jeûner durant quatre jours et quatre nuits, un sacrifice particulièrement dur en plein hiver.
En 1986, ils étaient à peine vingt. En 1987 et 1988, ils étaient plus de soixante. En 1989, ils étaient cent vingt et en 1990, l’année du centenaire, plus de quatre cents. Arvol Looking Horse, le Gardien de la Pipe Sacrée des Lakota, chevauchait à leur tête.
Le blizzard qui souffle sur les Plaines du Nord faisait souvent tomber la température à trente ou quarante degrés au dessous de zéro. Les accumulations de neige, les pentes verglacées, le relief extrêmement accidenté des Badlands qu’ils devaient traverser rendaient la chevauchée réellement éprouvante et souvent dangereuse. Les Lakota disaient que si eux-mêmes, bien vêtus, bien équipés, bien nourris, souffraient ainsi, quelles avaient du être les souffrances de leurs grands parents affamés, à peine vêtus, chaussés de mocassins troués, fuyant l’armée qui les recherchait. Ils disent : « Les esprits de nos ancêtres parcourent toujours cette piste, nous les sentons. Ils se manifestent autour de nous par de petites étincelles ».
La première année, les Indiens avaient contourné les ranchs des Blancs qui se trouvaient sur leur route. Puis ces ranchers leur avaient donné le droit de passage. Les deux dernières années, les Lakota y avaient même trouvé des bâtiments pour dormir, du foin pour leurs chevaux.
Les bivouacs du soir étaient l’occasion de resserrer les liens entre cavaliers et avec les gens des communautés indiennes traversées qui organisaient l’accueil. C’était le moment de se souvenir, de faire revivre l’histoire indienne, de se sentir soi-même partie prenante de cette histoire, une occasion d’éduquer les jeunes, nombreux dans la chevauchée. On mangeait d’énormes ragoûts de bison, des bêtes fournies par les troupeaux que possèdent maintenant les Lakota, on partageait le « fry bread » et le wahanpi, la soupe indienne. Puis on se glissait dans son sac de couchage, parfois à la belle étoile, tout près du feu, souvent dans la grange d’un ranch, dans le gymnase ou le centre culturel des communautés traversées.
Le matin, dans le cercle des cavaliers prêts à partir, une prière avec la Pipe était tenue par l’un des hommes médecine qui veillaient sur la chevauchée. Un certain jour, on priait pour les malades, un autre pour les femmes, un autre pour les jeunes, pour les détenus, ceux qui sont dans les prisons de l’homme blanc, pour ceux qui sont pris dans le piège mortel de l’alcool et de la drogue, un autre en hommage aux ancêtres qui ont tant souffert et tant combattu pour que leur générations futures puissent vivre.
Les cavaliers de Si Tanka Wokiksuye ne cherchaient pas seulement à revivre les souffrances de leurs grands parents et à retrouver leur histoire. Leur chevauchée avait un but religieux précis. Les morts de Wounded Knee, jetés comme des bûches de bois dans la fosse commune, sans une prière, sans un geste de compassion, n’avaient jamais eu la cérémonie qui aurait permis à leurs esprits d’être libérés vers les lumineuses hauteurs de la Voie Lactée, le Wanagiyata, là où vont les esprits des Lakota morts.
On dit que les esprits de massacrés de Wounded Knee hantent toujours les abords de la fosse où, depuis cent ans reposent leurs corps déchiquetés et gelés. Des sanglots, des voix plaintives, des pleurs d’enfants peuvent s’entendre dans le cimetière de Wounded Knee par les nuits glacées d’hiver, des nuits semblables à celle qui, un 30 décembre, avait recouvert les morts et les mourants, ceux qui, perdant leur sang, essayaient de ramper pour s’abriter du blizzard, les hommes qui chantaient leur chant de mort dans la solitude glacée, les femmes blessées qui, avant de mourir, tentaient de protéger leurs petits enfants. Certains Blancs disent avoir entendu les voix de ces âmes en peine. Le remords, peut-être ....

Le soir du 28 décembre 1990, à l’heure où cent ans plus tôt les Minnecoujou et les Hunkpapa, entourés par les soldats du 7ème de cavalerie, installaient le camp au bord du ruisseau de Wounded Knee, les quatre cents cavaliers de la chevauchée du souvenir arrivaient à destination, attendus par une foule de plus de mille personnes. La nuit entière se passa en prière autour des feux et du tambour. Le lendemain matin vers dix heures, l’heure du massacre, la cérémonie de libération des âmes, ces âmes qui attendaient depuis cent ans, s’est déroulée dans le petit cimetière, près de la fosse commune, au milieu d’une intense émotion. On avait réussi à tenir éloignés les photographes et les opérateurs de la télévision.
Les Lakota, en cette fin de XXème siècle, avaient accompli un devoir sacré. Ils avaient libéré les âmes de leurs ancêtres offerts cent ans plus tôt en sacrifice à la grandeur de l’Amérique et à l’accomplissement de « The Manifest Destiny ».
La Nation Lakota traditionnelle avait « essuyé ses larmes » par cette cérémonie. Les larmes sont essuyées, mais les Lakota gardent la mémoire. Maintenant, tous les ans, en décembre, de jeunes Lakota auxquels les « cavaliers de Big Foot » ont passé le relais, accomplissent la chevauchée de Wounded Knee, perpétuant le souvenir. Ce sont les Oomaka Tokatakiya, les Générations Futures.


L’ARBRE SACRE REFLEURIRA ....
Le Cercle Sacré de la Nation Lakota avait été ainsi restauré à la sixième génération, cent ans après avoir été brisé à Wounded Knee, comme Black Elk l’avait espéré à la fin de sa vie. Mais le Cercle Sacré ne peut être maintenu et renforcé que si suffisamment de Lakota consacrent leur vie à l’œuvre de renaissance.

Tous ceux qui boivent et se droguent, encore si nombreux, tous ceux qui procurent de l’alcool et de la drogue aux jeunes Indiens, ceux qui battent leurs femmes et leurs enfants, parfois leurs vieux parents, ceux qui arrachent aux plus pauvres le peu qu’ils ont, les conseillers tribaux qui détournent l’argent de la communauté, qui se font construire de belles maisons avec l’argent destiné à loger les plus pauvres, ceux qui vendent la Pipe et les cérémonies de leur peuple à des adeptes du « New Age » et ceux qui « taggent » le monument de Wounded Knee, ceux qui ont servi d’hommes de main au pouvoir blanc contre leurs propres frères, tous ceux-là font honte au peuple, honte à leurs ancêtres, tous ceux-là marchent sur la « Route Noire », celle de l’égoïsme et de la lâcheté, tous ceux-là brisent le Cercle Sacré.

Heureusement, il y a ceux qui travaillent jour après jour à le restaurer, ceux qui ont choisi Canku Luta Waste Kin, la Bonne Route Rouge, celle du don de soi.
Il y a les Danseurs du Soleil qui percent leur chair et versent leur sang « pour que le peuple vive », et tous ceux qui prient avec eux.
Il y a ces hommes-médecine qui aident leur peuple par leur conseils, qui soignent leurs âmes et leurs corps, qui assistent ceux qui sont dans les prisons de l’homme blanc et qui maintiennent vivants les chants sacrés et les cérémonies.
Il y a ceux qui, avec la Pipe, se tiennent au centre de l’Univers, priant et renforçant leurs liens avec toute la Création. « Mitakuye Oyasin ! Nous sommes tous parents ! »
Il y a les cavaliers de Wounded Knee qui, à chaque mois de décembre, refont la chevauchée du souvenir.
Il y a ceux qui refusent l’argent des Black Hills.
Il y a ceux qui ont la force de renoncer à l’alcool, cette drogue atroce qui assassine le peuple indien, ceux qui aident les alcooliques à guérir, ceux qui recueillent les enfants abandonnés.
Il y a ceux qui protègent la terre lakota et travaillent à y faire revenir les bisons et les autres enfants de Maka, la Terre.
Il y a ceux qui enseignent la langue et la culture de leur peuple dans les écoles et les collèges de la tribu, les Anciens qui font partager leurs souvenirs et leur sagesse aux jeunes.
Il y a ceux qui font entendre au monde la voix indienne, ceux qui défendent la terre lakota, qui parlent pour le respect des traités et les droits de leur peuple, à Washington, aux Nations Unies, dans les forums internationaux.
Tous ceux-là, guerriers et femmes-au-cœur-brave qui marchent sur la Bonne Route Rouge, aident à reconstruire et à renforcer le Cercle Sacré de la Nation et à faire refleurir en son centre l’Arbre Sacré de la Vie.

Mars 2002 - Monique Hameau


PRINCIPAUX OUVRAGES ET DOCUMENTS DE REFERENCE

LIVRES :

« Histoire des Indiens d’Amérique du Nord », Angie Debo.
« Les Indiens d’Amérique du Nord », lettres de George Catlin.
« Elan Noir parle », Nicolas Black Elk/John Neihardt.
« Les Rites Secrets des Indiens Sioux », Nicolas Black Elk/Joseph E. Brown.
« Enterre mon cœur à Wounded Knee », Dee Brown.
« Les Sioux », William Hassrick
« Sitting Bull, sa vie, son temps », Robert Hutley
« Les Guerres Indiennes », Hutley/Washburn
« Lost Bird of Wounded Knee », Renee Samson Flood
« These Were The Sioux », Mari Sandoz (non traduit)
« Americanizing the American Indians » - Comptes-rendus des conférences de Mohonk Lake, Francis P. Prucha (non traduit)
« The Sixth Grand Father », Raymond DeMaille/Nicolas Black Elk. (non traduit)
« Behind the Trail of Broken Traities », Vine Deloria Jr. (non traduit)
« Education for Extinction », David W. Adams (non traduit)
« Lakota Star Knowledge », Ronald Goodman (non traduit)
« Paroles Indiennes », textes recueillis par Michel Piquemal
« Voix des Grands Chefs Indiens », textes recueillis par Claude Dordis
« Voix des Sages Indiens », textes recueillis par Claude Dordis


JOURNAUX : Indian Country Today/ Lakota Times
News From Indian Country


VIDEO :
« L’Esprit de Cheval Fou » un film de Michel Dubois
« Wiping the Tears of Seven Generations », Kifaru Production
« Paha Sapa : the Struggle for the Black Hills », un film de George Amiotte

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