mercredi 5 novembre 2008

Lakota 4

Des Indiens américains en général
et des Sioux Lakota en particulier
Partie IV



LA FIN DE L’ESPOIR
1890-1960

CONTINUER A VIVRE ....
La plupart des ouvrages historiques laissent le lecteur sur l’impression qu’après Wounded Knee, tout était fini pour les Indiens des Etats-Unis.
Black Elk lui-même, dans son livre « Black Elk speaks » (1932), termine son récit par une poignante évocation du massacre de Wounded Knee, sous la plume de John Neihardt il faut le dire, puisque le dernier paragraphe de l’ouvrage est de lui. D’après les notes prises lors des interviews de 1931 qui ont servi à construire le livre, Black Elk achève le récit de sa vie par la reddition à l’agence de Pine Ridge des derniers résistants du Stronghold, la place forte des Badlands. Après, plus rien, le trou noir.
Il est vrai que le massacre de Wounded Knee a été un choc immense, une tragédie sans nom, allant bien au-delà de la mort de trois cents personnes, la fin de l’espoir, après les éblouissantes promesses de la Danse des Esprits, et que le peuple lakota ne s’en remettra peut-être jamais.
Et pourtant, il a bien fallu, au printemps 1891, retourner aux champs arides, au bétail famélique, renvoyer les enfants à l’école, ces écoles où les efforts conjugués des missionnaires et du Bureau des Affaires Indiennes faisaient d’eux des petites caricatures de Blancs. Il a bien fallu entendre les missionnaires dire que les mauvaises récoltes, la famine et le massacre de Wounded Knee étaient la façon dont le Seigneur punissait les Indiens qui refusaient d’abandonner leurs moeurs barbares et leurs anciens « cultes démoniaques.» A ce moment, il est certain que tout espoir était perdu d’un retour à la vie traditionnelle après laquelle soupirait le peuple indien. La chape de plomb du pouvoir blanc s’était abattue sur lui.
Dès le début des années 1880, les Indiens des Etats-Unis sont considérés comme militairement soumis. La résistance acharnée des Apache, rendue possible par le relief très accidenté des montagnes d’Arizona et la proximité de la frontière mexicaine, n’est qu’un dernier combat perdu d’avance. Les Indiens des Plaines n’ont pas eu la possibilité de mener cette longue guérilla. Dispersés dans l’immensité des prairies, sans un point d’appui géographique où ils auraient pu se retrancher, ils se sont trouvés exactement sur le passage des hordes d’immigrants qui déferlaient vers les mines d’or de Californie, du Montana, des Black Hills, et des millions de pauvres d’Europe à la recherche de terres. Les villages des Plaines faits de tipis, pratiquement indéfendables, les rendaient très vulnérables, surtout en hiver. La destruction systématique des bisons, voulue par les éleveurs de bétail, les fermiers, les agents des chemins de fer, les généraux et les politiciens de Washington, leur a porté le coup fatal. Avec les bisons, non seulement leur indispensable approvisionnement en viande et en peaux disparaissait, mais leur culture et leur spiritualité s’effondraient.


LES « AMIS DE L’INDIEN »
La société qui régnait et qui règne toujours sur les Etats-Unis, c’est-à-dire le monde anglo-saxon protestant qui considérait les immigrants d’une autre origine comme des citoyens de seconde zone, cette société a commencé à se demander dans les années 1880 : « Qu’allons nous faire des Indiens, des quelques deux cent cinquante mille Indiens survivants ? » La réponse a été quasi unanime : « Nous allons les civiliser ! », ce qui marquait un esprit philanthrope et chrétien.
On ne saurait trop recommander à ceux qui veulent comprendre ce qui s’est passé, et ce qui se passe encore, la lecture des comptes-rendus des conférences annuelles de Mohonk Lake. Mohonk Lake est une petite ville touristique de l’état de New York où s’est réuni entre 1883 et 1900 un groupe de pression qui s’est fait bientôt connaître sous le nom d’ « Amis de l’Indien ». Ce groupe, qui se recrutait principalement au Massachusetts et en Pennsylvanie, composé de fonctionnaires des Affaires Indiennes, d’élus au Congrès, de juristes, de pasteurs protestants et de philanthropes, décidait de l’avenir des Indiens. Il est exact de dire qu’il « décidait ». Ses membres ne se contentaient pas de discuter et d’échanger des vues, ils entendaient bien que les mesures pratiques qu’ils préconisaient soient suivies d’effet. D’où, à travers quantité de réseaux, de manifestations et de propagande auprès du grand public, un effort intense de « lobbying » en direction des deux chambres du Congrès afin que soient votées des lois conformes à leurs voeux. Ce groupe très influent, composé de la fine fleur de la bonne société anglo-saxonne et protestante, s’était donné jusqu'à la fin du siècle pour résoudre le « problème indien ».
Qu’on se rassure ! Les « Amis de l’Indien » sont parvenus à leurs fins. En février 1887, le Congrès adoptait la loi sur le Lotissement général des Terres Indiennes (General Allotment Act) plus connue sous le nom de « loi Dawes », du nom du sénateur du Massachusetts qui l’avait soutenue devant le Congrès, l’un des plus éminents « Amis de l’Indien ».


INTEGRATION
Sur quels principes se basait la philosophie des « Amis de l’Indien » et quelles mesures préconisaient-ils qui ont inspiré la loi Dawes ? Un seul mot suffira : « Intégration ! ». Intégration de l’Indien (au singulier) au grand corps de la nation américaine.
Ce vaste, difficile, mais exaltant projet semblait devoir arranger tout le monde.
D’abord, l’Indien, pour le bonheur duquel ce plan était conçu. Quel plus grand bien ces philanthropes pouvaient-ils faire à leur prochain « sauvage » que de le civiliser, c’est-à-dire de le rendre semblable à eux-mêmes ?
Il faut dire que certains qui connaissaient bien les problèmes de terrain voyaient dans l’intégration rapide des Indiens le seul moyen de leur éviter l’extermination pure et simple, une solution hautement préconisée par bon nombre d’hommes de l’Ouest, anciens héros de la Frontière, grands chasseurs d’Indiens collectionneurs de scalps, et qui savaient comment s’y prendre avec la « vermine rouge ». Des journalistes partageaient ces vues qui étaient manifestement celles de leurs lecteurs. Les appels au génocide s’étaient multipliés au moment de la Danse des Esprits et avaient atteint leur point culminant après le massacre de Wounded Knee sur le thème : « Pourquoi ne pas les finir ? ». Ces incitations au meurtre visaient, on s’en doute, particulièrement les Sioux, « ces créatures indomptables et indomptées », comme les appelait le célèbre Franck Baum.
Les empiétements éhontés, les spoliations pures et simples, voire les agressions et les meurtres dont beaucoup d’Indiens des réserves étaient victimes de la part de leurs voisins blancs, les laissaient sans aucune protection légale puisque les Indiens n’étaient pas des « personnes » aux yeux de la loi. On pouvait spolier et même assassiner des Indiens en toute impunité. C’était tout au plus un trouble à l’ordre public. Il fallait que quelqu’un porte plainte au nom de la victime et qu’un juge estime cette plainte recevable. Dans ce cas, les coupables avaient toutes les chances d’être acquittés par un jury populaire sous les acclamations de la foule. Le rapport pour 1884 du commissaire aux Affaires Indiennes déclarait : « Sur la réserve, l’Indien n’est protégé par aucune loi concernant les délits commis contre quelqu’un de sa race, et il en résulte que les meurtres les plus brutaux sont commis sans que le meurtrier soit aucunement inquiété par la justice ». Mettre l’Indien sous la protection de la loi aurait été une mesure sage et urgente que préconisaient certains juristes.
Dès qu’une situation menaçait de devenir explosive sur une réserve par suite des réclamations des Blancs qui trouvaient que les Indiens avaient trop de terre « dont ils n’avaient pas besoin », c’est-à-dire de bonnes terres agricoles, des forêts exploitables ou des richesses minières, l’armée était envoyée pour « éviter l’effusion de sang », de sang blanc, cela va sans dire, et « résoudre le conflit ». Il est bien certain que le conflit n’était pas résolu au profit des Indiens qui occupaient les territoires qui leur avaient pourtant été reconnus par traité, mais que cela se soldait pour eux par un nouvel abandon de terres, voire une déportation vers une contrée moins convoitée.
C’est exactement selon ce processus que les Ute du Nord avaient été chassés en 1879 de la réserve de White River au Colorado. Comme, sous la férule d’un agent tyrannique, ils avaient refusé de se transformer en agriculteurs et d’abattre leurs chevaux, l’affaire avait mal fini pour eux. La loi de Lotissement des Terres Indiennes était censée éviter ces drames en donnant à chaque famille indienne un lot de terre d’une soixantaine d’hectares pour lequel elle devait recevoir un titre de propriété équivalent, du moins en principe, à celui des hommes blancs.
Ensuite, la loi Dawes favorisait les Blancs, ce qui était, en fait, le but recherché. La mise en propriétés privées des terres indiennes qui constituait l’essentiel du projet civilisateur des « Amis de l’Indien » entraînerait à l’évidence une importante réduction des terres restant entre les mains des Indiens. N’oublions pas qu’en cette fin du XIXème siècle, le nombre des Indiens aux Etats-Unis avait atteint son plus bas niveau historique. Les terres non loties aux familles indiennes et déclarées « en surplus » devaient être vendues aux colons qui désiraient les exploiter - souvent, elles ont été achetées par des spéculateurs qui les revendaient. Les sommes ainsi recueillies devaient être mises de côté « au profit des Indiens ». En fait, une bonne part de ces sommes sont restées « gelées » dans les caisses du Trésor américain, puis ont peu à peu disparu dans le gouffre insondable - et toujours insondé - des comptes du Bureau des Affaires Indiennes. Ce qui restait de cet argent a donc été dépensé « pour le bien des Indiens », du moins pour ce que les philanthropes et les politiciens estimaient être le bien des Indiens.
On a créé des missions pour tirer les sauvages de leur dépravation morale et assurer le salut de leur âme - ce qu’ils ne demandaient pas. On a créé des écoles pour apprendre aux enfants indiens la langue de leur vainqueur et les valeurs de sa civilisation - ce qu’ils ne demandaient pas non plus et à quoi ils se sont opposés chaque fois qu’ils l’ont pu.
Dire, comme certains le font maintenant, que les Indiens ont été payés pour leurs terres et n’ont donc rien à réclamer relève de l’escroquerie.


PUNIR ET RECOMPENSER
On ignore souvent que des amendes ont été imposées aux tribus pour les « déprédations » qu’elles avaient commises en se révoltant à la suite de la violation d’un traité, d’empiétements de colons sur leurs terres, de fuite pour échapper à l’enfermement dans une réserve, ou simplement pour se procurer de la nourriture. Ces sommes étaient retenues sur les rations et les indemnités promises à la tribu, sans préjudice des condamnations individuelles. Si les Indiens n’étaient pas protégés des crimes commis contre eux par des Blancs, les tribunaux savaient bien les trouver pour les condamner à la prison, au travail forcé ou à la pendaison.
L’un des cas les plus scandaleux a été celui des Cheyenne du Nord qui, en 1878, fuyaient l’Oklahoma où ils avaient été déportés l’année précédente, pour retrouver leurs terres du Montana. Tout au long de cette terrible marche de quinze cent kilomètres, ils avaient évidemment abattu quelques têtes de bétail pour survivre dans les Plaines maintenant vides de leurs bisons. Qu’ils aient tué quelques Blancs qui s’opposaient à eux n’a rien d’impossible. Pourquoi auraient-ils épargné ces gens qui occupaient leurs prairies, tuaient les derniers bisons et, formés en milices, les pourchassaient et leur tiraient dessus ?
Une fois installés sur la réserve du Montana qu’on a fini par leur concéder, les quelques centaines de survivants de la tribu cheyenne ont du payer bien au-delà de ce qui avaient été réellement pris, tous les boeufs et les chevaux disparus ou non entre l’Oklahoma et le Montana ayant été mis au débit des Cheyenne. On jugera de la moralité de ces fermiers qui n’avaient pas hésité à porter plainte contre ces familles cheyenne mourant de faim et qui ne cherchaient qu’à rentrer chez elles.
Par contre de l’argent avait été versé à des Indiens « amis » victimes supposées des Indiens « hostiles ». Ainsi, des familles installées près de l’agence de Pine Ridge avaient touché quelques centaines de dollars pour des pertes de bétail et de marchandises consécutives aux troubles qu’avait suscités la Danse des Esprits. La famille Red Cloud avait ainsi touché mille quatre cent dollars. Punir les uns, récompenser les autres, créer l’injustice pour opposer les Indiens les uns aux autres, telle était la politique des Etats-Unis envers les Indiens soumis.


LES INDIENS ET LA PROPRIETE
Mais revenons sur le point fondamental qui faisait l’objet de la loi Dawes : l’individualisation de l’Indien par l’attribution d’une propriété privée.
Pour les Indiens, la propriété individuelle consistait en quelques objets personnels, les chevaux, les armes des hommes, le tipi pour la femme, ainsi qu’en un certain nombre de savoir-faire et de pouvoirs : pipes, paquets médecine, chants, modèles de broderie. Mis à part ces quelques objets privilégiés, les biens d’un individu étaient, à sa mort, partagés dans la communauté. Les Indiens échangeaient et donnaient facilement et les biens circulaient. Ils ne connaissaient pas cette accumulation presque infinie qui caractérise les possessions des Blancs.
En ce qui concerne la terre, les Indiens ne concevaient pas sa possession, même collective. Ils ne considéraient qu’une qualité d’usage. Certains clans lakota avaient l’habitude de chasser et d’effectuer leurs cueillettes sur tel ou tel territoire. Comme ils l’utilisaient, ils l’interdisaient évidemment aux Crow, aux Pawnee ou aux Shoshone, mais ils y chassaient éventuellement avec d’autres clans lakota ou des amis cheyenne, et ils se partageaient le gibier. Les terrains de chasse d’une tribu se modifiaient au fil du temps. Les Indiens lançaient des incursions parfois très loin de leurs bases et n’y revenaient plus pendant plusieurs années, et ils ne se considéraient pas pour autant propriétaires d’un territoire parce qu’ils l’avaient foulé ou même exploité un certain temps. Pas de « théorie de la découverte » pour les Indiens.
L’idée qu’un homme, ou une famille, s’approprie, pour son usage personnel et exclusif, un morceau de terre, qu’il le clôture et en interdise l’entrée à quiconque, même un simple droit de passage, était pour les Indiens une chose tout-à-fait extravagante. C’est justement ce comportement que la loi Dawes a voulu généraliser et imposer aux Indiens afin de les rendre « semblables aux citoyens civilisés de ce pays ». Ce point était censé entraîner tout le reste et aboutir, en peu d’années croyait-on, à la civilisation des Indiens et à leur absorption dans la société américaine, au point qu’ils ne soient plus identifiables en tant qu’Indiens.
Les théoriciens de la loi prenaient exemple de l’intégration de peuples aussi différents de la race anglo-saxonne que les Polonais, les Tchèques et les Hongrois (n’allons tout de même pas jusqu’aux Chinois …) dans le grand corps de la nation américaine. Pourquoi pas les Indiens ? On demeure stupéfait que ces législateurs n’aient pas perçu que la distance culturelle existant entre les Indiens d’Amérique du Nord et les Blancs était sans commune mesure avec les différences qui pouvaient exister entre les peuples européens. C’était deux mondes différents. Et puis les Indiens étaient sans contestation possible les habitants du continent depuis au moins douze mille ans. Les comparer à un quelconque groupe d’immigrés apparu sur les rivages de l’Atlantique depuis quinze ou vingt ans était insultant, scandaleux et, finalement, ridicule.


PROPRIETE PRIVEE ET COMPETITION
La loi dite de lotissement général prévoyait de donner à chaque père de famille - encore une conception « blanche » - un terrain d’environ soixante hectares et trente pour les célibataires. Certains lots ont été en fait plus petits, soumis aux circonstances locales. Comme, après un arpentage sélectif, les terres loties aux Indiens étaient les moins bonnes de réserves elles-mêmes déjà situées dans les régions dont les Blancs n’avaient pas voulu, on conçoit facilement que la prospérité des nouveaux fermiers indiens était loin d’être assurée.
Les propriétaires indiens étaient incités à clôturer leur parcelle et à y construire une maison de rondins, assurément plus vaste et plus confortable que le tipi, mais qui n’avait aucune fonction symbolique. Ces Indiens étaient très explicitement incités à l’égoïsme considéré comme une vertu parce que dynamisant, source de compétition, donc de progrès.
Dès 1871, le ministre de l’intérieur déclarait : « Pour soumettre le sauvage, nous devons l’attacher au sol. Nous devons lui faire comprendre la valeur de la propriété et les bénéfices d’une possession matérielle. Nous devons faire appel à ces principes égoïstes que la Divine Providence, en ses plus sages desseins, a implantés dans le cœur de l’homme ». Quant à Merryl E. Gates, il déclarait en tant que président de la conférence de Mohonk Lake de 1896 : « Pour le mener de la sauvagerie vers la citoyenneté, nous devons rendre l’Indien plus intelligemment égoïste afin d’en faire un altruiste intelligent. Nous devons éveiller en lui des besoins. Dans sa pesante sauvagerie, il doit être touché par l’aile de l’ange de l’insatisfaction. Alors, il commence à regarder plus loin, il avance. Le désir de posséder devient une force éducative intense (....) Voilà ce qui est nécessaire pour sortir l’Indien de la couverture et le mettre dans des pantalons, des pantalons avec une poche, une poche qui ne demande qu’à être remplie de dollars ! » (applaudissements). Autrement dit, il fallait transformer une société fondée sur la solidarité, le partage et les valeurs spirituelles en une société de la compétition et de l’acquisition forcenée de biens matériels.
Les théoriciens des affaires indiennes insistaient sur la notion d’accumulation de biens au sein de la cellule familiale la plus réduite. Les larges solidarités familiales, claniques et tribales qui protégeaient l’individu, même le plus faible, même le moins méritant aux yeux des Blancs, allaient à l’encontre des conceptions des réformateurs. L’Indien civilisé devait être capable de voir d’un œil sec son voisin ou son parent manquer du nécessaire parce que moins travailleur ou moins chanceux que lui. Partager le bœuf abattu ou la récolte faite avec ceux de son clan était un signe de sauvagerie et réprimé comme tel. L’un des grands principes répétés par les agents indiens à leurs protégés était : « Celui qui n’a pas travaillé n’a pas le droit de manger ». Dans les villages indiens traditionnels, même celui ou celle qui n’avait pas travaillé avait droit à la nourriture, à l’abri, à la protection.
Isolement, égoïsme, insensibilité, la civilisation était à ce prix.


BRISER LA TRIBU
Rien n’a été épargné pour casser les relations tribales, pour individualiser et isoler l’ « Indien ». On voulait libérer l’individu indien de l’oppression de la tribu, alors qu’en fait, la société indienne, très souple, non directive, non répressive, lui laissait une grande autonomie.
Le législateur craignait que les Indiens ne regroupent leurs lotissements et ne reconstituent de fait une propriété commune. Pour parer à ce danger, il avait été prévu de vendre à des fermiers « de haute moralité » des terres qui s’intercaleraient entre les propriétés indiennes pour les isoler les unes des autres, afin, prétendait-on, de faire bénéficier les Indiens des savoir-faire et de la bonne influence morale de ces familles chrétiennes et vertueuses. Cela explique en partie pourquoi beaucoup de réserves sont parsemées de propriétés appartenant à des Blancs. Non seulement on réduisait les terres des Indiens, mais encore on installait chez eux des Blancs chargés de les contrôler, et tout cela pour leur plus grand bien. On ne saurait pousser le sadisme plus loin. Ce projet de « blanchiment » des réserves n’a cependant pas connu le large succès espéré. Malgré les avantages offerts, relativement peu de fermiers ont été candidats pour aller vivre isolés sur de mauvaises terres au milieu des Indiens. Les tribus ont donc pu, dans bien des cas, reconstituer un semblant de terres collectives.

Dans une culture où le partage et la générosité étaient des vertus cardinales, les liens familiaux extrêmement forts, où l’homme pensait à sa mère et à ses soeurs avant de penser à son épouse, où la femme faisait des mocassins à ses frères avant d’en faire à son mari, la nouvelle façon de vivre imposée par les Blancs a entraîné des conséquences sociales et psychologiques catastrophiques.
Comment l’homme indien, pris au piège de son lotissement, réduit aux relations de sa femme et de ses enfants, contraint pour survivre à des travaux d’agriculture qu’il détestait, privé des plaisirs de la chasse, des combats et des fêtes et habité par un sentiment de frustration et de défaite, aurait-il pu demeurer l’homme fier, actif et généreux qu’il avait été ? C’est à ce moment que l’alcoolisme s’est généralisé, c’est à ce moment que l’homme a commencé à détester sa famille, à se détester lui-même, à maltraiter sa femme et ses enfants.
Cet effondrement moral ne s’est pas installé tout de suite, ni heureusement pour tout le monde. Il fallait encore que passent deux ou trois générations formées dans les internats du gouvernement et les écoles des missions.


EDUCATION
Les Indiens adultes étant considérés comme trop englués dans la sauvagerie pour être récupérables, tous les espoirs de civilisation et de progrès reposaient sur la jeune génération qu’il était urgent d’éduquer. Il n’était pas tant question d’apprendre aux jeunes Indiens les rudiments - lire, écrire et compter - que de leur enseigner un comportement et un mode de pensée.
Karl Schurz, un immigré prussien qui avait été le ministre de l’intérieur du président Hayes, déclarait en 1882 : « L’Indien, pour être civilisé, ne doit pas seulement apprendre à lire et à écrire, mais il doit apprendre comment vivre. » On ne se proposait pas tant de leur apprendre l’anglais que de les empêcher de parler leur propre langue, de communiquer entre eux, d’évoquer leur famille, le monde indien avec leurs propres mots. Cela, il ne le fallait pas. Des enfants sont ainsi restés des années pratiquement muets, totalement refermés sur eux-mêmes. Il est certain que pour des raisons à la fois intellectuelles, psychologiques et pédagogiques, les progrès en anglais, en lecture et en écriture étaient lents, voire inexistants dans certains cas. Il arrivait parfois qu’un jeune Indien exceptionnellement doué et motivé fasse de brillantes études, comme le docteur Charles Eastman ou Ely Parker, ingénieur et ministre. Mais c’était là des cas exceptionnels et cela ne les faisait pas pour autant échapper aux préjugés racistes.
L’école pour les Indiens n’avait pas une véritable fonction d’instruction. Elle était avant tout un moyen de briser la culture indienne, essentiellement par l’humiliation. Les professeurs s’acharnaient à calomnier et à ridiculiser les cultures indiennes, l’histoire indienne, les modes de pensée indiens. Il fallait que l’enfant prenne conscience de l’ignominie d’être indien, qu’il en éprouve de la honte, qu’il confesse et expie sa sauvagerie, qu’il méprise sa famille, ses ancêtres, il fallait qu’il se rendre compte de la chance qu’il avait d’être « civilisé et rendu semblable aux citoyens blancs. »
Semblable ? A condition de ne pas avoir trop d’ambition. Les Indiens avaient été déclarés par le capitaine Pratt, le fondateur de l’école de Carlisle, « doués pour le travail manuel ». On s’en serait douté. Cela permettait de transformer les garçons en valets de ferme, au mieux en ouvriers, et les filles en domestiques, des métiers de pénibilité et de soumission - toujours l’humiliation. Il était en fait extrêmement difficile pour un Indien de faire son chemin dans le monde des Blancs. Beaucoup de jeunes Indiens des internats gouvernementaux étaient placés chez des fermiers pour y travailler durant les vacances d’été, ou même en période scolaire. Ils étaient ainsi gardés année après année loin de chez eux. Il ne fallait surtout pas qu’ils retombent sous l’influence de leurs parents sauvages. On comprend pourquoi tant d’enfants indiens sont morts durant leurs années d’internat, loin des leurs, malades, perdus, humiliés, battus, violés.
Des témoignages concordants font état de privation de nourriture, d’enfermement au cachot, de châtiments corporels cruels, fouet donné en public, coups de gourdin, et même enfants suspendus par les poignets pendant toute une nuit pour « faute grave ». Certains ont parlé de morts sous le fouet. Il y a eu en effet beaucoup de morts inexpliquées d’enfants indiens dans ces internats. Enfin, il y a eu de nombreux sévices sexuels, en particulier dans les écoles religieuses. Rien n’était épargné à ces enfants pour les briser totalement. On y a bien réussi. Peut-il y avoir quelque chose de pire que d’avoir la bouche brossée violemment au savon noir parce que l’on a dit un mot « sale », un mot de sa propre langue. Cela ne peut s’oublier, ni se pardonner.
Voilà pourquoi les Indiens ont vu l’école comme le pire instrument d’oppression utilisé contre eux par l’homme blanc, et voilà pourquoi beaucoup continuent à s’en méfier.


UNE RELIGION INTERDITE
Naturellement, tout cela n’avait de sens que dans le cadre de la religion et de la morale chrétiennes. En 1882, une loi dite des « offenses indiennes » avait été adoptée par le Congrès, des mesures spécifiques prises contre les Indiens qui ne portaient pas seulement sur le meurtre, le viol ou le vol, que la morale universelle, de toute façon, condamne, mais sur des comportements culturels qualifiés de « barbares ». Elle interdisait la polygamie, alors que le nombre des femmes était très supérieur à celui des hommes, ceux-ci ayant été massivement décimés lors des combats contre l’armée américaine. Que devenaient alors toutes ces veuves, ces femmes rejetées, et leurs enfants ?
La loi réprimait surtout les cérémonies indiennes, Danse du Soleil, danses de guerre, rites de guérison, recherche de vision, rites de purification, et même des cérémonies privées comme les rites de puberté des jeunes filles ou la libération de l’esprit des morts. De simples danses sociales, uniformément considérées comme licencieuses, étaient interdites. Les Indiens n’avaient plus droit qu’aux austères plaisirs de la lecture de la Bible et aux hymnes chantés à la messe du dimanche.
Il était très difficile pour les Indiens, dans ces conditions, de maintenir vivante leur ancienne religion. Pourtant, beaucoup de familles indiennes gardaient précieusement des pipes, des sacs médecine, des crânes de bison. Les femmes perpétuaient autant qu’elles le pouvaient leur art traditionnel fortement emprunt de spiritualité. Quelques parures anciennes, quelques rares « winter counts » avaient pu échapper au désastre. Presque tous avaient été brûlés ou volés par les soldats lors de la destruction systématique des villages dans les années 1860-1870. Une religion personnelle, peu voyante, se déroulant dans l’intimité du foyer ou dans quelque lieu isolé, avait pu se maintenir. Mais les rites majeurs, les cérémonies liées à la nature, les grands rassemblements qui assuraient la cohésion sociale et exaltaient l’identité et la fierté tribale n’existaient plus.
Au début du XXème siècle, des Indiens comme Black Elk, le grand homme-médecine oglala, ont pensé qu’il valait mieux adopter la religion des Blancs qui, en elle-même, comportait de nombreux aspects positifs en accord avec la morale indienne, plutôt que de rester sans religion du tout. Les Indiens étaient émus par le sacrifice de Jésus sur la croix qui n’était pas sans rappeler celui de la Danse du Soleil. Par contre, il était difficile de leur faire admettre la « divinité » de Jésus qu’ils considéraient plutôt comme un homme s’offrant en sacrifice pour le bien des autres, une notion totalement indienne. Les offices religieux, les confréries auxquelles les Indiens adhéraient pouvaient remplacer, dans une faible mesure, les cérémonies et les anciennes sociétés de guerriers et de femmes. Les pratiques de charité des églises pouvaient s’apparenter au « give away », la cérémonie traditionnelle du don de ses biens. Et puis, les Indiens devaient enterrer leurs morts. Comme il n’était plus question d’ériger des échafaudages funéraires où le corps était conservé durant une année, il fallait bien en passer par l’église. Les diverses églises concurrentes accordaient certains avantages matériels à leurs fidèles, des distributions de nourriture et de vêtements qui n’étaient pas à négliger quand on manque de tout.


UN PEUPLE QUI S’EVANOUIT ....
Les propriétés privées indiennes créées par la loi Dawes étaient censées ne pouvoir être vendues durant vingt-cinq ans, sauf si l’Indien propriétaire était déclaré « compétent » par un juge, élu par la population blanche, cela va de soi. Beaucoup d’Indiens ont donc été déclarés « compétents » s’ils possédaient, même depuis peu de temps, des terres que des Blancs convoitaient. Il suffisait alors de les décider, par la persuasion, par la tromperie ou par la menace, à signer la vente de leur terre.
Il existait toutes sortes de moyens pour s’approprier les propriétés indiennes. Un Indien pouvait désigner un de ses amis blancs comme son héritier. Il ne lui restait plus qu’à mourir, ce qu’il ne manquait pas de faire rapidement. On pouvait épouser une Indienne propriétaire d’un terrain minier ; on devenait alors gestionnaire de ses biens. Des orphelins - il suffisait d’aider leur père à mourir - se voyaient attribuer un juge comme tuteur. Qu’est-ce qui empêchait ce juge, dans l’intérêt de ses pupilles bien entendu, de procéder à la vente de leurs terres ? Ces derniers expédients ont été très utilisés vers les années 1920 contre les tribus d’Oklahoma dont les terres recelaient du pétrole. Certains n’avaient pas hésité à utilisé le poison, l’accident de voiture, voire les moyens plus spectaculaires de l’incendie volontaire et de la pose d’explosifs dans des habitations. On ne peut citer tous les stratagèmes inventés par les Blancs avides pour déposséder leurs victimes du peu de terres qui leur restait. Dès 1906, une loi déclarait tous les Indiens « compétents » pour vendre ou louer leurs terres, et le dépeçage des terres indiennes s’accélérait.

A la fin du XIXème siècle, quand les lotissements ont été dessinés, la population indienne des Etats-Unis avait atteint son niveau le plus bas. La mortalité, surtout celle des enfants, était énorme. La tuberculose ravageait encore les réserves sioux dans les années 1920. Pourtant, contre toute attente, la natalité augmentant, la population indienne s’est remise à croître dans les années 1930, au moment de la grande dépression économique, et le nombre d’Indiens sans terres et sans moyens de subsistance s’est accru de manière dramatique.
Il faut bien comprendre que tous ces projets d’assimilation, de réduction des terres indiennes spéculaient sur la disparition progressive des Indiens, du moins des Indiens identifiables et se revendiquant comme tels. Le curieux fantasme de « la race qui s’évanouit » était très vivace, et il l’est encore. S’évanouir, quelle image délicate ! Ainsi, les Indiens n’ont pas été massacrés, privés de leurs moyens d’existence, déportés, décimés par les maladies européennes. Pas du tout. Ils ont simplement disparu sans que l’on sache trop comment, ils se sont évanouis comme si, d’eux-mêmes, ils avaient renoncé à vivre, vaincus d’avance, laissant place à une race plus forte, parce que c’était là leur destin, le sens de l’Histoire, « The Manifest Destiny » (*), le Seigneur ayant « manifestement destiné » le grand peuple américain à subjuguer tout le continent d’un océan à l’autre. D’ailleurs, on ne doutait pas que les survivants des Indiens ne se dispersent d’eux-mêmes, brisant leurs anciens liens tribaux, et ne se fondent dans le grand creuset de l’américanisation. Quel autre choix avaient-ils, de toute façon ?
L’Indien ne s’est pas évanoui, il n’a pas disparu. De plus en plus conscient de lui-même, il n’a pas renoncé à être un Indien. Il considère toujours comme sienne la terre d’Amérique.
(*) La « Destinée Manifeste » - En 1844, une notion qui allait se révéler essentielle dans l’histoire américaine apparaissait sous la plume d’un journaliste new-yorkais, John Louis Sullivan Il était dit que les Etats-Unis étaient « manifestement destinés » par la Providence à occuper et civiliser tout le continent d’un océan à l’autre.


AGRICULTURE ET ELEVAGE
Sur la majorité des réserves indiennes du début du XXème siècle, l’économie est essentiellement agricole. Les terres qui avaient été loties aux Indiens selon la loi Dawes n’avaient pas été choisies au hasard. Sans aucune honte, on avait envoyé des géologues, des agronomes, des arpenteurs pour aider au découpage des terres indiennes, afin de mettre de côté les meilleures terres pour les colons blancs.
Au début des années 1900, les Sioux font un peu d’agriculture, mais beaucoup de leurs terres sont laissées en prairies dont ils récoltent et vendent le foin. Ils font volontiers de l’élevage qui correspond mieux à leurs goûts, à leurs capacités et surtout aux possibilités de leurs terres où l’herbe pousse mieux que le blé.
Vers 1915, ils ont un beau troupeau de bovins et de chevaux dont ils s’occupent bien. Un commissaire aux Affaires Indiennes intelligent avait reconnu qu’ils devaient développer une économie basée sur l’élevage. C’est leur période la plus heureuse depuis qu’ils vivent sur les réserves.
En 1917, les Etats-Unis interviennent dans le conflit qui déchire l’Europe depuis trois ans. Le gouvernement oblige alors les Sioux à vendre leurs troupeaux et à se lancer dans la production de céréales sous le prétexte que l’Amérique manque de blé, comme si les récoltes que pourront faire quelques milliers de Sioux sur leurs terres infertiles allaient sauver l’Amérique d’une pénurie totalement illusoire d’ailleurs. Il s’agissait plutôt de les empêcher de faire concurrence aux éleveurs locaux. Il faut aussi tenir compte de l’aspect psychologique et fantasmatique de la question. Beaucoup de Blancs trouvaient bon, plus ou moins consciemment, que l’Indien, le fier guerrier vaincu, travaille courbé sur la terre, humble, dompté, expiant son ancienne sauvagerie. Ils répugnaient à les voir encore parcourir les prairies à cheval. Déjà, en 1877, les Américains avaient retiré leurs poneys de guerre aux Lakota.
La perte de leurs troupeaux est un coup, terrible porté aux Sioux. En 1920, les cours du blé s’effondrent. A partir de ce moment, les Sioux délaissent de plus en plus l’agriculture. La misère, le chômage, le découragement ne feront qu’augmenter quelques années plus tard avec la grave crise économique des années 1930. Ce n’est que grâce à la solidarité indienne qui a subsisté, malgré l’éducation à la compétition et à l’égoïsme, que personne n’est mort de faim sur les réserves à cette époque.
Les Lakota s’efforcent de diversifier leur économie - disons plutôt leurs moyens de survie. Ils ont de petits jardins, des basses-cours que les femmes entretiennent. Les hommes chassent et pêchent un peu. Ceux qui n’ont pas de ferme font des métiers saisonniers : bûcheronnage, cueillettes, arrachage des pommes de terre. Ils travaillent dans les ranchs, ils dressent les chevaux, ils se mettent à la construction, ils apprennent la mécanique, ils récupèrent des vieilles voitures, des camionnettes qui leur deviennent bientôt aussi indispensables que l’avait été le cheval.

Une large part des terres restées entre les mains des Indiens ne tarde pas à passer entre celles des Blancs. Les six réserves lakota installées au Dakota du Sud sont bientôt parsemées de propriétés tenues par des Blancs, propriétaires ou locataires. Beaucoup d’héritiers indiens n’auraient disposé chacun que d’un minuscule territoire, étant donné le grand nombre d’héritiers d’un lot au bout de deux ou trois générations. Ils louent donc leur terre à des Blancs, fortement encouragés en cela, sinon contraints, par le Bureau des Affaires Indiennes. La moyenne des loyers touchés par un héritier est de moins de 50 dollars par an. Certains ne touchent rien, ignorant même qu’ils devraient toucher quelque chose. De l’argent va donc sur des comptes individuels gérés par le Bureau des Affaires Indiennes, ce qui, année après année, finit pas faire de très grosses sommes. Un employé indien du bureau d’Aberdeen dont dépendent les réserves lakota déclare avoir vu, durant les années 1960, fermer des comptes individuels appartenant à des Lakota qu’il connaissait et dont les avoirs avaient été versés au Trésor Public.
Quand, beaucoup plus tard, vers 1990, des Indiens ont eu le mauvais goût de demander des comptes au Bureau des Affaires Indiennes, la plus grande partie de l’argent appartenant aux Indiens s’était volatilisée. Il s’agissait aussi bien des comptes individuels que de l’argent appartenant aux tribus : argent versé aux termes des traités, produit des ventes de terres indiennes au moment du lotissement, royalties dues pour l’exploitation des mines et des forêts, indemnités diverses. Malgré la difficile reconstitution des comptes dont le BIA fait l’objet de la part des services fédéraux depuis le début des années 1990, deux milliards de dollars manquent toujours dans les caisses.
Il est vrai que l’administration du Bureau des Affaires Indiennes a toujours eu une forte tradition de corruption, comme au temps où, avec la complicité active des agents, des intermédiaires corrompus affamaient les tribus prisonnières en revendant les marchandises qui leur étaient destinées. Il est certain que les gens du Bureau ne supposaient pas que les Indiens viendraient un jour leur demander des comptes. On avait, à l’évidence, anticipé la disparition des Indiens.


BLACK ELK : GARDER LA MEMOIRE
La fin du XIXème siècle, le début du XXème, c’est la période la moins connue de l’histoire indienne, la période grise en quelque sorte, celle où il ne se passait plus rien, où l’on pensait qu’il ne pourrait plus jamais rien se passer.
L’épopée tragique et glorieuse des combats pour la liberté était révolue depuis trente ou quarante ans. Les guerriers survivants étaient des vieillards. Tous les grands chefs, Red Cloud, Chef Joseph, Geronimo, Quanah Parker, étaient morts dans les premières années du XXème siècle. C’est le moment où les ethnologues recueillent les vestiges des cultures indiennes avant que les derniers témoins ne disparaissent. C’est aussi le moment où les langues indiennes sont, de manière très positive, recueillies, mises à l’écrit et finalement sauvées, permettant leur future renaissance.
Des livres paraissent, comme les souvenirs de Luther Standing Bear, Oglala, de Charles Eastman, Santee, les écrits ethnographiques d’Ella Cara Deloria, Yankton, et surtout les deux livres de Nicolas Black Elk, ou plutôt faits d’après les interviews donnés par Black Elk d’abord à John Neihardt en 1931 et 1944, puis à Joseph Epes Brown en 1947-1948. Tous, bien que plus ou moins intégrés à la société blanche, célèbrent la culture de leur peuple. C’est certainement grâce à eux, peut-être autant qu’à Sitting Bull, Red Cloud et Crazy Horse, que les Sioux doivent de s’être fait connaître à travers le monde plus qu’aucune nation indienne.

Mais revenons à Black Elk (Hehaka Sapa). C’est un Oglala, un petit cousin de Crazy Horse. Il a vingt-sept ans lors du massacre de Wounded Knee. Averti du drame qui se déroule près de la communauté de Manderson où réside sa famille, il tente, avec d’autres jeunes Oglala, de sauver quelques unes des victimes, puis de les venger. Il est grièvement blessé. En janvier 1891, il est parmi les derniers défenseurs du Stronghold, la forteresse des Badlands.
Pendant une quinzaine d’années, il poursuit son travail de guérisseur. Des prêtres s’y opposent violemment. Alors, il décide de se convertir au catholicisme et reçoit le prénom de Nicolas. Il devient l’un des meilleurs catéchistes et propage la foi catholique dans d’autres tribus, ce qui lui permet d’avoir des contacts suivis avec d’autres peuples, même d’anciens ennemis.
Dans l’été 1930, un signe apparaît dans sa vie : un homme blanc vient le voir à Manderson. C’est John Neihardt, un écrivain du Nebraska, qui veut recueillir les témoignages de quelques vieux Lakota pour écrire le dernier chapitre de son grand poème sur la Conquête de l’Ouest. Alors, tout bascule dans la vie de Black Elk. Il va confier à cet homme blanc, non seulement son expérience personnelle et mystique, mais ce qui constitue la sagesse de son peuple et ce qu’il sait de son histoire, afin que ce trésor culturel et spirituel qu’il garde en lui soit porté au grand jour, diffusé à travers le monde, sauvé de l’oubli. D’autres vieux guerriers qui ont vécu les derniers combats se joignent à lui. Neihardt est stupéfait par la richesse et la profondeur de leurs témoignages et il décide d’en faire un livre.
Bien que catholique modèle, Black Elk n’avait pas oublié sa culture, ni renoncé à la religion traditionnelle qui était la source de la force spirituelle de son peuple. Il savait bien que ce qui était perdu ne reviendrait pas, que l’homme blanc ne s’en irait pas. Il savait que pour survivre, il fallait s’adapter au monde des Blancs. Quand Neihardt lui demanda pourquoi il s’était converti au christianisme, il répondit simplement : « Mes enfants devaient pouvoir vivre dans ce monde ».
La venue de Neihardt accompagné de ses deux filles, les interviews, les visites qu’ils font des hauts lieux de la culture et de la spiritualité lakota, en particulier dans les Black Hills, les rassemblements que tout cela occasionne, réveillent chez Black Elk et chez les autres Lakota des souvenirs mal enfouis qui ne demandent qu’à remonter à la surface.
Il faut voir comment les tipis sont vite installés pour accueillir Neihardt et ses filles au printemps 1931, comment les savoir-faire, les nourritures traditionnelles, les vêtements indiens, les parures, sont vite remis en place dans la communauté de Manderson. Le grand banquet, les chants au tambour, les danses pourtant interdites pour « immoralité », la cérémonie du nom donné à Neihardt, attirent des centaines de Lakota. Beaucoup, comme Black Elk, sont impliqués dans les différentes églises. Il faut voir la joie de ces gens à qui l’occasion est donnée de retrouver les gestes de leur jeunesse, ceux de leurs parents, des gestes perdus depuis cinquante ans, mais jamais oubliés. Pour que ces festivités puissent avoir lieu, Neihardt avait du demander une autorisation spéciale du superintendant de la région d’Aberdeen dont dépend la réserve de Pine Ridge, ce qui montre la lourde tutelle, pour ne pas dire l’oppression, qui pesait sur les Indiens à cette époque.
Il y a plus. Durant ces rassemblements chez Black Elk, les vieux guerriers ont dansé la danse de guerre, celles que seuls dansent les hommes, puis ils ont raconté leurs « coups », des faits-d’armes vieux de soixante ans, comme ils l’avaient fait autrefois, tout jeunes guerriers, dans le cercle des tipis de peau, puis les chanteurs ont chanté leurs louanges, comme autrefois.
Un soir, Black Elk lui-même se lève dans le cercle des Anciens assis autour du feu. Il ne racontera pas ses exploits contre les Crow ou les Shoshone, ni à la bataille de Little Bighorn, il était trop jeune. Mais il a pourtant porté les armes contre les soldats, ceux-là même qui venaient de massacrer son peuple à Wounded Knee, le 29 décembre 1890. En cette nuit de mai 1931, pour la première fois, avec des larmes plein les yeux, il raconte ce dernier combat, sa colère, l’horreur du massacre, son désir de vengeance, son impuissance, son chagrin. « J’avais envie de tuer », dira-t-il à Neihardt. Les chanteurs groupés autour du tambour chantent pour lui un chant d’honneur.
Certaines paroles de ses interviews, traduites en anglais par son fils Ben et transcrites en sténo par les filles Neihardt, sont parmi les plus dures, les plus violentes, les plus accusatrices qui aient été proférées par un Indien contre les Blancs. Pourtant, Black Elk sait bien que ce n’est que par l’intermédiaire de Blancs comme Neihardt, puis Brown, que la culture de son peuple ne sombrera pas dans l’oubli. Le peuple lakota est à ce moment trop faible, trop perdu, trop anéanti et désespéré pour porter lui-même témoignage. Ses saints hommes, ses anciens leaders, ne disposent pas des moyens de communication nécessaires, la langue anglaise et l’écrit. Black Elk n’est jamais allé à l’école et ne s’exprime qu’en lakota.
Naturellement, les festivités indiennes de Manderson et, surtout la parution en 1932 du livre « Black Elk parle - La vie d’un saint homme des Oglala » que Neihardt a tiré des interviews de Black Elk et de quelques vieux Oglala, suscitent la stupeur, puis l’indignation des Pères Jésuites qui s’efforcent depuis cinquante ans de christianiser les réserves lakota.
Ce qui les scandalise le plus, c’est la prière pour son peuple au désespoir que, un après-midi de l’été 1931, Black Elk adresse aux Six Pouvoirs de l’Univers au sommet du Mont Harney, la montagne sacrée des Black Hills, un long monologue émouvant que Neihardt a recueilli et inséré dans le livre à l’insu de Black Elk. Avec des larmes coulant sur son visage, le vieux saint homme supplie les Esprits de faire refleurir l’Arbre de la Nation, c’est-à-dire explicitement de ramener le peuple lakota à l’ancien mode de vie et à l’ancienne religion. Les prêtres accusent alors Black Elk de « paganisme militant » et, assez embarrassé, il doit faire un acte solennel d’allégeance au christianisme pour rétablir les choses. Cependant, tout en poursuivant son travail de catéchiste, il gardera jusqu'à sa mort en 1950 une relation profonde avec sa culture et sa spiritualité.


UN PEUPLE AU DESESPOIR
Les civilisateurs auront certainement du mal a expliquer que le peuple lakota soit toujours « au désespoir » comme au temps de la Danse des Esprits, après plus de cinquante ans d’efforts civilisateurs, de christianisme, d’écoles, de propriété privée et d’égoïsme institutionnalisé. Si la civilisation avait été une chance offerte aux Indiens, pourquoi en était-il ainsi ? Pourquoi les réserves n’étaient-elles pas peuplées d’Indiens heureux et prospères, ces « citoyens utiles à l’Amérique » que les Amis de l’Indien voulaient faire d’eux à la fin du XIXème siècle ?
Et comment parler de « réserves » en plein XXème siècle ? Dès le début des années 1880, des politiciens, des sociologues, préconisaient leur suppression parce qu’elles « isolaient les Indiens des bonnes influences civilisatrices apportées par le contact de Blancs vertueux ». Vertueux et chrétiens, cela va sans dire. Existait-il donc des Blancs non vertueux ? Oui, mais ils étaient essentiellement concentrés dans l’Ouest, autour des réserves, justement. Les Indiens, ces êtres frustres qui, comme des enfants, cherchaient à imiter le comportement des Blancs qu’ils jugeaient, naturellement, supérieurs, avaient là de bien fâcheux modèles. Les vices hérités de ces Blancs s’ajoutant aux affreuses perversions du sauvage, produisaient une peu édifiante personnalité, celle de l’Indien de réserve. C’est ainsi qu’on expliquait, par exemple, l’alcoolisme qui se développait rapidement. On pensait que l’éducation chrétienne donnée aux jeunes Indiens le ferait disparaître « parce qu’ils en auraient appris les dangers et auraient appris à réfréner leurs appétits ».
Encore une fois, on est stupéfait de constater que ces Américains intelligents et, pour beaucoup, non dénués de cœur, ne se soient pas rendu compte que c’était justement la perte de leur culture, de leurs valeurs sociales et morales, de leur vision du monde et le désespoir que cette perte entraînait qui était la cause unique de la situation dans laquelle les Indiens s’enfonçaient. Ce n’était pas pour satisfaire de sauvages appétits qu’ils buvaient, mais pour tenter d’oublier le grand malheur qui les accablait. Ce n’était pas en rajoutant plus de civilisation qu’on allait les sauver.
Revenons encore une fois à Black Elk.
En 1935, il reçoit une proposition pour participer à un « Sioux Indian Pageant », un spectacle indien destiné aux touristes, organisé dans les Black Hills par un homme d’affaires de Rapid City. Les Indiens passent l’été sous des tipis et donnent deux fois par jour à travers la ville une parade en costumes et exécutent des chants et des danses.
Black Elk, avec sa famille, accepte de s’y joindre, moyennant un petit salaire. Il organise des démonstrations des cérémonies lakota, comprenant l’invocation aux Six Directions, un rituel de guérison, et même une reconstitution de la Danse du Soleil. Les touristes peuvent visiter le village indien, voir de près les costumes et les objets, interroger les Indiens. Black Elk se prête à tout cela avec bonne grâce, répond aux questions par l’intermédiaire d’un interprète, cherchant à faire comprendre la signification profonde de ce qu’il montre. Il s’efforce de donner à ses démonstrations un caractère éducatif plutôt que sensationnel. Il y participera chaque été, pratiquement jusqu'à sa mort en 1950.
Les Indiens actuels seraient certainement indignés de la participation de Black Elk à de telles manifestations qu’ils qualifieraient d’atteinte à la dignité de la culture indienne et de vente et de profanation de la spiritualité. Mais Black Elk avait là une occasion de faire connaître à un vaste public certains aspects de la culture et de la religion de son peuple. Suivant la démarche qui avait été la sienne avec John Neihardt et Joseph E. Brown, il voulait profiter de l’intérêt sincère que beaucoup de Blancs, des artistes, des écrivains, portaient aux cultures indiennes. C’est là que Gladys et Reginald Laubin, le célèbre couple d’ethnologues et d’artistes, alors étudiants, avaient rencontré Black Elk qui leur avait permis d’utiliser la Pipe de manière rituelle durant les spectacles de danses indiennes qu’ils avaient en projet de monter. Les Laubin et leur troupe étaient à Paris au Théâtre des Champs Elysées à l’automne 1954, quatre ans seulement après la mort de Black Elk. (*)
De même, dès 1929, Franck Fools Crow, un neveu de Black Elk, est sollicité pour organiser des Danses du Soleil, sans percement évidemment, présentées à l’occasion de spectacles de rodéos. Fools Crow est d’abord choqué par une telle proposition, mais d’autres Oglala l’acceptent, et Fools Crow finit par l’accepter aussi. Tout au long de sa très longue vie, Fools Crow s’efforcera de faire connaître la spiritualité lakota, de trouver des gens capables de comprendre, de porter le message. De toute façon, qu’y avait-il encore à perdre, alors que tout était déjà perdu ?
C’est ainsi qu’à partir des années 1930, certaines cérémonies sacrées, très abâtardies, ont été portées au grand jour et maintenues. Il est certain que, durant toute cette période d’interdiction des religions indiennes, de vraies cérémonies, même des Danses du Soleil, ont continué à se dérouler dans des endroits écartés connus des traditionalistes. Les policiers indiens, pourtant chargés de dénoncer et de réprimer ces « offenses », fermaient les yeux et servaient même souvent de guetteurs durant les rituels interdits.
La « sweatlodge », le rite de purification, a toujours été pratiquée. Le yuwipi, un rite de guérison caractéristique des Lakota qui se déroule dans une pièce entièrement noire, était facile à célébrer du fait de sa discrétion. Il a donc pris une grande extension.


LA LOI DE REORGANISATION INDIENNE
En 1924, la citoyenneté avait été « accordée » à tous les Indiens des Etats-Unis. Ce don était la récompense des nombreux engagements volontaires d’Indiens dans l’armée américaine durant la Première Guerre Mondiale. Des Indiens étaient donc venus se battre en Europe où leurs capacités guerrières, bravoure, initiative au combat, avaient été très appréciées. N’étant pas citoyens, ils n’étaient pas tenus de faire la guerre de l’Amérique. Mais ils étaient les fils des guerriers indiens et le prestige militaire était très fort chez eux.
Il allait de soi, à l’époque, que l’accession à la citoyenneté était une promotion pour les Indiens. Elle leur donnait, du moins en théorie, une protection légale, des droits, le droit de vote notamment qui n’a pas été appliqué tout de suite, tant s’en faut, mais aussi des devoirs et des charges, comme payer des impôts fonciers. Elle allait naturellement dans le sens de l’assimilation. La citoyenneté était la consécration, l’achèvement de l’intégration. La plupart des Indiens ont considéré cette mesure comme positive et, de toute façon, inéluctable. Beaucoup l’ont ignorée, car elle a peu modifié leur situation réelle.

Au début des années 1930, un nouveau commissaire aux Affaires Indiennes est nommé. C’est John Collier. Ayant été en contact avec les Pueblo et les Hopi du Sud-Ouest, il est tombé littéralement amoureux des cultures indiennes. Dans ses nouvelles fonctions, il se rend vite compte que le peuple indien des Etats-Unis, bien loin d’avoir trouvé le bonheur et la prospérité dans l’assimilation, glisse lentement vers la mort.
Aucune économie viable n’arrive à se développer sur les réserves. Le chômage et la misère augmentent avec l’abandon progressif de l’agriculture, bien souvent faute de terres cultivables, les meilleures terres agricoles et les meilleurs pâturages étant passés entre les mains des Blancs. Les langues indiennes, maintenues par les Anciens, commencent à se perdre. Des enfants n’apprennent plus chez eux leur langue maternelle. Certains jeunes parents, soucieux que leurs enfants s’adaptent à la vie moderne et trouvent plus facilement des emplois, interdisent aux grands-parents de transmettre la langue et la culture à leurs petits enfants. Chez les Lakota, c’était les grands-parents qui donnaient l’essentiel de l’éducation, les parents étant occupés à d’autres tâches. Maintenant, on se méfie des grands parents qualifiés de « passéistes ». La parole des Anciens n’est plus aussi respectée. Les relations familiales, déjà mises à mal par la promotion de l’individualisme, se distendent de plus en plus.
John Collier élabore le projet d’une loi qui tourne délibérément le dos à la politique indienne d’assimilation forcenée menée depuis cinquante ans. La nouvelle loi rompt avec le dogme de l’individualisation de l’Indien et sa prompte intégration dans la société dominante, et réhabilite la notion de tribu à laquelle elle accorde une sorte de personnalité morale. Il n’est donc plus question de supprimer les réserves. La tribu doit disposer d’un territoire, ce qui n’empêche pas les spoliations de se poursuivre, mais le principe du territoire tribal est posé.
Ce sera la Loi de Réorganisation Indienne (Indian Reorganization Act) votée en 1934 par le Congrès et souvent appelée « loi John Collier ». La loi adoptée est déjà en retrait sur les propositions du commissaire Collier, car ces dispositions favorables aux Indiens sur le plan politique et culturel choquent les idéologies et heurtent certains intérêts.
Les principales dispositions de la loi sont la création d’un conseil tribal élu et l’adoption d’une constitution tribale. Des modèles de constitutions « démocratiques » sont envoyés aux conseils tribaux, calqués sur la Constitution américaine. La plupart des conseils tribaux les adoptent sans modification.
Qui sont ces conseillers tribaux « démocratiquement élus » ? Ce sont des notables, ceux qui vivent près des agences, près de l’administration de la réserve. Presque tous sont des métis, plus instruits, déjà mieux adaptés à la modernité et au rôle que l’on attend d’eux. Autour des conseillers tribaux et du président se crée une administration tribale, des emplois stables et convenablement rémunérés, toute une petite caste qui profite de la nouvelle situation, pratique tout naturellement le népotisme, voire la corruption, ce qui accentue le clivage entre « Indiens progressistes », concentrés autour de l’agence, et « Indiens traditionalistes » qui se tiennent à l’écart, reçoivent peu de l’administration, ne votent pas et estiment que tout cela, ce sont des affaires de Blancs et de métis. L’agent indien est supprimé, mais un représentant du Bureau des Affaires Indiennes est maintenu sur la réserve et supervise tout ce qui s’y fait, tout ce que décide le conseil. Le BIA a le pouvoir de déposer des conseillers tribaux et même tout un conseil, et de s’opposer à leurs décisions.
Le lotissement individuel des terres prévu par la loi Dawes de 1887 et qui, pour certaines tribus, n’avait pas encore été achevé, est interrompu. Les terres indiennes déclarées « en surplus » et qui n’ont pas encore été vendues à des Blancs devront être rétrocédées à la tribu. L’état fédéral achète certaines terres de ses propres deniers pour les donner aux Indiens. La superficie des terres indiennes s’accroît. Avant 1950, les tribus des Etats-Unis avaient ainsi acquis une superficie 160 000 hectares de terres supplémentaires qui avaient été mises sous statut fédéral (in trust) par le ministère de l’intérieur, c’est à dire intégrées aux réserves.
L’art indien, l’artisanat traditionnel sont encouragés. Les cérémonies indiennes sont à nouveau tolérées, bien qu’il faudra attendre 1978 pour que la Cour Suprême des Etats-Unis reconnaisse la liberté religieuse des indigènes américains comme un droit constitutionnel basé sur le Premier Amendement. Beaucoup d’Indiens tiennent John Collier pour le sauveur du peuple indien, et ils n’ont certainement pas tort.
La réforme de 1934 a reconnu la spécificité des Indiens, créé de petits états indiens, certes tenus sous tutelle, mais dotés d’un statut particulier dérogeant au droit des Etats dans lesquels ils sont situés. Les tribus ont à faire directement avec le pouvoir fédéral qui, par l’intermédiaire du BIA, est leur protecteur. La loi de 1934 renforce les Indiens sur le plan politique. La tribu redevient une entité reconnue, un interlocuteur pour l’état américain. Elle donne aux Indiens, en plus de la citoyenneté américaine, une citoyenneté tribale. Chaque tribu a le droit de choisir ses membres selon ses propres critères.
Mais la Loi de Réorganisation Indienne institue une forme de gouvernement de type blanc. Elle oblige les Indiens à fonctionner selon un modèle de pouvoir et de relations calqué sur les modèles de fonctionnement blancs. Jusqu’ici, les Indiens subissaient leur acculturation. Avec la loi de 1934, ils sont obligés de devenir les acteurs de leur propre assimilation. Car c’est bien vers cela que tend la réforme : une assimilation douce et à long terme.

Jusque dans les années 1950, et parfois bien après, tous les documentaires, les articles de magazines, les nombreuses publications pour la jeunesse qui parlaient des Indiens se terminaient sur la page : « Les Indiens aujourd’hui ». On les voyait vêtus comme des cowboys, conduisant des voitures et des machines, habitant des maisons américaines types. On nous disait que certains d’entre eux allaient à l’université, qu’ils étaient docteurs, avocats, professeurs, sportifs de haut niveau. L’intégration semblait faite, de manière heureuse et positive. Nulle trace de souffrance et de regret, nulle trace non plus d’une volonté de préserver la culture indienne traditionnelle. La page semblait définitivement tournée. L’Indien avait été totalement remplacé par le citoyen américain.


LA MODERNITE
Il est certain que la presque totalité des Indiens ne voyait aucun moyen d’y échapper et, d’ailleurs, ne le souhaitait même pas. Ils vivaient ou plutôt survivaient au mieux sur les réserves, ils se débrouillaient, vivant beaucoup de « petits boulots », d’allocations, de plus en plus éloignés de cette société rurale idéale que les réformateurs philanthropes avaient conçue pour eux au XIXème siècle.
Dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les Indiens subissent un nouveau choc dévastateur, celui de la modernité, un choc qu’ont également subi les paysans d’Europe, avec des conséquences de même nature.
C’est d’abord la voiture. Mais elle est déjà ancienne et les Indiens en ont réellement besoin. Elle n’a fait que remplacer le cheval qui tirait le travois, puis le chariot.
Bien plus dangereux sont le supermarché qui casse l’économie de subsistance et rend dépendant des biens qu’on ne produit pas, et la télévision qui rend violent et frustré.
Il est certainement inutile de s’appesantir sur les méfaits de la télévision sur la société indienne, en particulier sur les jeunes. Introduction dans les foyers indiens du monde des Blancs, ou plutôt de son image idéalisée qui, bien naturellement, crée un désir, donc une frustration, valorisation de la réussite individuelle et de l’argent, images de sexe que leur culture très pudique n’est pas préparée à recevoir, scènes d’extrême violence qui traumatisent les jeunes Indiens au moins autant que les autres car, contrairement à ce qu’on pense, la société indienne n’est pas violente, perte de la langue par l’omniprésence de l’anglais.
Jusque dans les années 1940, pris dans une économie rurale basée sur l’agriculture et l’élevage, les Indiens produisaient une grande partie de leur nourriture, ils possédaient leurs maisons, les femmes fabriquaient les vêtements, les mocassins, cultivaient des jardins, les hommes chassaient et pêchaient. Ils se chauffaient au bois et leur eau n’était pas encore polluée par les engrais, la radioactivité et les hydrocarbures. Ils pouvaient pratiquement vivre en autarcie, indépendants du monde des Blancs avec lequel ils avaient peu de contacts.
Pourquoi continuer à se donner le mal de produire sa nourriture quand tout est à portée de la main au supermarché ? Pourquoi la chasse, pourquoi la pêche, pourquoi les jardins ? Est-ce nécessaire que les femmes continuent à coudre les vêtements de la famille, alors que les magasins regorgent de vêtements à la mode ? Pourquoi continuer à fabriquer des mocassins ? Les maisons de rondins solides et chaudes que les hommes ont construites à la fin du XIXème siècle paraissent complètement dépassées. Il faut des maisons modernes, avec le confort, en matériaux légers qui exigent de grosses dépenses de chauffage, d’abord le fuel, puis l’électricité. Les Indiens ne construisent plus leurs maisons. Le BIA fait appel à des entreprises blanches. Ces maisons, il faut bien les payer. Que se passe-t-il quant une famille indienne ne peut plus payer son loyer, son chauffage ? Elle se retrouve dans les rues de Minneapolis, de Chicago ou de Denver. On a construit sur les réserves des maisons « tout électrique ». Sait-on que, sur les réserves lakota, le prix du courant électrique est presque deux fois plus élevé que pour les agglomérations blanches, faute d’un système de distribution adapté ? Il faut de l’argent, de plus en plus d’argent pour vivre. Comment s’en sortir alors qu’il y a de moins en moins d’emplois accessibles aux Indiens ? On peut sérieusement se demander si le choc de la modernité des années 1950-1960 n’a pas été aussi dévastateur pour les sociétés indiennes que le choc initial, celui de l’enfermement dans les réserves.
On aurait pu être Indien et agriculteur, on aurait pu demeurer Indien en ayant un jardin, des poules, des vaches, des chevaux. La domestication du chien, très ancienne, celle du cheval, toute récente, avaient été bien intégrées dans la culture. Tous les ancêtres de ces Indiens avaient été agriculteurs à un moment ou à un autre - il s’agissait la plupart du temps d’une horticulture pratiquée par les femmes près des villages - et il est possible que les ancêtres des Sioux aient élevé des dindons quand ils vivaient dans le Sud-Est.
L’agriculture indienne ne comportait pas de labourage. Les hommes défrichaient le terrain et, à l’aide d’un simple bâton, les femmes faisaient des trous où quelques graines, maïs, haricots, courges, tournesol, étaient déposées et recouvertes de terre, d’où l’aspect en touffes des jardins indiens dessinés par les explorateurs. Il y avait ensuite un travail de désherbage et d’entretien auquel les enfants participaient. Les Indiens savaient parfaitement choisir et alterner les cultures. Ils savaient cultiver côte à côte des plantes qui se protégeaient et se renforçaient l’une l’autre. Ils avaient des rendements fort convenables et ne connaissaient pas la faim. Pourquoi n’a-t-on pas, en se basant sur ces savoir-faire, réhabilité cette pratique agricole qui convient particulièrement bien au maïs, et qui aurait été beaucoup plus accessible et beaucoup moins traumatisante pour les Indiens, et pour la terre, que le labourage à l’européenne ? Mais on voulait avant tout les rendre « semblables aux hommes blancs ». Il fallait donc qu’ils labourent. Toujours l’idéologie.


SPOLIATIONS
En 1946, une Cour des Réclamations Indiennes est créée afin de compenser, par une indemnisation, les spoliations qu’avaient pu subir les Indiens au XIXème siècle. On considère comme spoliés les Indiens qui n’ont pas reçu pour leurs terres un juste paiement.
La cour s’est fixé comme politique de verser des indemnités et de ne jamais restituer les terres, ce qui, on le conçoit, fait pour les Indiens une grande différence. La cour s’est appuyée sur la théorie chère aux ennemis des Indiens : « Ce qui est fait est fait, on ne peut réécrire l’Histoire, on ne peut revenir au temps des bisons », ce qui est loin d’être certain.
Des tribus qui ne demandaient rien sont sollicitées par des avocats de constituer un dossier. Il arrive donc à la commission d’indemniser des terres que les Indiens possèdent encore, mais qu’ils perdent alors sans espoir de recours puisqu’ils en ont été indemnisés. C’est une vente forcée, une spoliation pure et simple, organisée avec la complicité des avocats des tribus qui présentent les dossiers et qui touchent 10% des sommes accordées. C’est ainsi que sans l’avoir demandé, les Western Shoshone du Nevada ont perdu en 1973 les terres que leur avait reconnu le traité de Ruby Valley de 1863. Les Shoshone ont refusé de toucher l’indemnité et continuent à revendiquer leurs droits sur leurs terres.
Le cas des Black Hills, annexées par le gouvernement en 1877, retient l’attention de la commission. En 1950, elle décide d’accorder aux tribus sioux signataires du traité de Fort Laramie de 1868 une indemnité de 17,5 millions de dollars en se basant sur la valeur de la terre en 1877 et en ne prenant en compte que les intérêts simples. Il n’est à aucun moment question d’une restitution de terres que les avocats des Sioux n’ont évidemment pas demandée. Malgré la modicité de la somme allouée, l’état américain fait appel de la décision d’indemniser les Sioux, refusant de reconnaître qu’il a commis une faute dans l’affaire des Black Hills. Mais la décision de la commission est confirmée quelques années plus tard.

Entre 1946 et 1954, de grands barrages sont construits sur le cours du moyen Missouri, conséquence de l’adoption par le Congrès du Pick Sloan Act. .
Faut-il vraiment s’étonner si ces barrages destinés à réguler le cours du fleuve et à fournir de l’électricité ont presque tous été construits sur les petites réserves indiennes jalonnant le Missouri ? Non, car exproprier des propriétaires blancs pouvait entraîner de gros frais et des procès sans fin. Les réserves indiennes, par contre, sont des terres sous statut fédéral (in trust) que l’état américain peut reprendre aux Indiens, en totalité ou en partie, par simple décision du Congrès.
On touche ici au statut réel des réserves indiennes et c’est là une notion extrêmement importante sur laquelle on ne saurait trop insister. Les réserves n’appartiennent pas aux Indiens, Elles ne sont leur sont que prêtées par l’Etat fédéral. Ils n’y ont qu’un simple droit d’occupation, une sorte d’usufruit, alors que l’Etat fédéral en est le seul et légitime propriétaire. Cela découle directement de la « théorie de la découverte ».
Dès le XVIème siècle, les royaumes chrétiens qui avaient conquis des terres en Amérique s’étaient partagé le nouveau continent, ne laissant nulle place à une quelconque souveraineté indigène. Ils s’étaient saisis chacun d’un morceau d’Amérique regardée comme une terre « juridiquement vide ». Ils se considéraient comme peuples fondateurs de droit, ne reconnaissant aux indigènes, dans le meilleur des cas, qu’un simple droit d’occupation provisoire et révocable, en attendant que la puissance chrétienne ait été en mesure d’exercer son droit sur ces terres et sur ces populations. Les Etats-Unis peuvent-ils, selon cette contestable théorie, être considérés comme les héritiers des droits originels de la couronne britannique, tout en s’en étant proclamés indépendants ? On peut se poser la question.
Selon la loi américaine, il a donc suffit que le Congrès décide l’expropriation d’une partie des terres indiennes situées le long du Missouri pour que les Indien se les voient prises sans aucun moyen de s’y opposer. Certes, ils ont touché une faible indemnité pour leurs communautés et leurs bonnes terres agricoles maintenant sous les eaux. Mais l’argent peut-il remplacer la terre ?
Le fermier blanc qui touche une indemnité pour ses terres expropriées ne vivra probablement pas de drame en rachetant une ferme dans une autre région des Etats-Unis. Les Américains blancs se déplacent facilement. Mais il n’en est pas de même pour la famille lakota qui vit sur les terres de son peuple, des terres qu’elle ne pourra pas, si l’on ose dire, emporter à la semelle de ses mocassins.
La construction de ces barrages a été une catastrophe pour les tribus riveraines, les Lakota de Cheyenne River et ceux de Standing Rock sur les terres desquels le Corps des Ingénieurs de l’Armée a créé l’immense lac Oahe alimentant le barrage du même nom, ceux de Crow Creek et de Lower Brule pour les barrages de Big Bent et de Fort Randall, les Mandan-Arikara-Hidatsa de Fort Berthold pour Garrison Dam, les Sioux-Arapaho pour le barrage de Fort Peck au Montana. Tous ont perdu leurs bonnes terres alluviales, la richesse agricole de la tribu et plusieurs de leurs communautés, et ils ont compris qu’ils étaient toujours entre les mains des Blancs qui pouvaient disposer d’eux à leur guise.


« LIBERER L’INDIEN »
La Loi de Réorganisation Indienne de John Collier avait mis beaucoup de temps à être appliquée car elle lésait de nombreux intérêts, en particulier ceux des accapareurs de terres qui espéraient acquérir des propriétés indiennes à bas prix. Sous la pression de ces lobbies, l’administration traînait les pieds. Dès 1947, quatre-vingt sept projets de loi avaient été déposés devant le Congrès tendant à faire annuler les dispositions de la loi de 1934 sur l’inaliénabilité des propriétés indiennes individuelles. Des dispositions de la loi de 1934 favorables aux Indiens se trouvaient ainsi bloquées.
En 1950, le président Harry Truman nomme Dillon Myers au poste de commissaire aux Affaires Indiennes, sachant bien ce qu’il fait. ;
Dillon Myers s’était en effet illustré pendant la Seconde Guerre Mondiale en organisant après Pearl Harbour, l’arrestation et la déportation dans des camps de concentration des citoyens américains d’origine japonaise. On ne saurait trop souligner qu’il ne s’agissait pas de Japonais, comme cela a été dit, mais de citoyens américains. Ces gens avaient eu leurs biens confisqués et avaient du subir durant plus de trois ans les rigueurs d’un régime concentrationnaire. Leurs jeunes hommes servant dans l’armée américaine avaient été systématiquement envoyés aux points les plus dangereux du front européen en 1944 où ils avaient été pratiquement tous tués. Les camps où ces Nippo-Américains étaient détenus se trouvaient dans ces contrées désertiques et discrètes où sont généralement établies les réserves indiennes. Les Indiens voyaient ce qui se passait et, par la suite, certains en ont parlé.
Il faut remarquer que les nombreux citoyens américains d’origine allemande ou italienne n’ont jamais eu, eux, le moindre ennui durant la Seconde Guerre Mondiale. Ils n’étaient pas traités en ennemis potentiels. De là à penser qu’il y avait des ennemis « blancs » estimables, et les autres.... Après la guerre, les Américains n’ont pas hésité à accueillir des Nazis notoires qui avaient été largement aussi malfaisants qu’avaient pu l’être les Japonais. Les citoyens américains d’origine japonaise spoliés pendant la guerre n’ont été indemnisés qu’à la fin des années 1990.
Dillon Myers savait donc comment s’y prendre avec les minorités ethniques potentiellement rebelles. Dès sa prise de fonction, il ne cache pas son intention de favoriser la vente des terres indiennes, de liquider les réserves et de disperser les tribus qui, à ses yeux, constituent un anachronisme. Il préconise une politique de désengagement du pouvoir fédéral vis-à-vis des Indiens. Dillon Myers ne restera que deux ans en fonction, mais il a fait école.

Le 1er août 1953, le Congrès adopte la résolution 108 qui se propose de « soumettre les Indiens aux mêmes lois et obligations que les autres citoyens, [....] de mettre un terme à leur statut de pupilles des Etats-Unis [....] et de leur accorder la totalité des droits et privilèges dont jouissent les autres citoyens », un texte qui semble tout droit sorti d’une des conférences de Mohonk Lake des années 1880 et que n’auraient pas renié les Amis de l’Indien.
Quelques jours plus tard, on passe aux mesures concrètes. Le Congrès vote une disposition autorisant les Etats à faire régner leur loi sur toute l’étendue des réserves situées dans leurs limites. C’est la « Public Law 280 ». L’application de cette mesure, qui demande des délais, n’est pas mise en œuvre partout, les Etats n’étant pas aussi désireux qu’on le pense de se charger de la police des réserves.
Dès les années 1880, les Amis de l’Indien avaient parlé de « socialisme » pour caractériser les sociétés tribales, en donnant à ce terme une connotation très négative. Certains parlaient même de « sauvage communisme ». Il va sans dire que durant ces années marquées par la guerre froide et la frénésie maccarthyste, cette accusation de communisme à été reprise contre les Indiens qui s’obstinaient à vouloir vivre en communautés, comme si l’individualisme était le garant de la démocratie.
Il faut être bien stupide, ou totalement malveillant, pour confondre les sociétés communautaires traditionnelles qui se fondent sur les liens naturels de la parenté élargie, avec les régimes totalitaires et parfaitement anti-naturels issus des systèmes philosophiques élaborés par quelques penseurs européens du XIXème siècle.


« INDIAN TERMINATION ACT »
Tout était donc en place pour l’entrée en scène d’une véritable loi-catastrophe qui allait confirmer les pires craintes des Indiens.
En 1954, sous la présidence Eisenhover, la Loi de Terminaison Indienne est adoptée par le Congrès. Le nom même de la loi est très explicite : il s’agit bien de « terminer » les tribus en supprimant les réserves et en dispersant leurs habitants. Le critère prétendument retenu pour terminer une tribu est que ses membres soient prêts à rompre leurs liens avec l’état fédéral et à s’assumer en tant qu’individus.
C’est un nouveau virage à cent quatre-vingt degrés de la politique indienne des Etats-Unis, c’est le retour aux principes du XIXème siècle : supprimer les réserves, libérer l’Indien de la tutelle tribale et fédérale. C’est le retour à l’assimilation forcée à la société dominante.
Des tribus sont déclarées « prêtes » pour cette annihilation qui est, bien entendu, présentée comme une libération. On feint de croire que les Indiens sont prisonniers des réserves et qu’ils n’aspirent qu’à s’en échapper. Certaines personnes le croient toujours. Il faut souligner que ni la population de la réserve ni même son conseil tribal ou son président n’ont leur mot à dire. On les averti seulement de la décision prise à leur égard.
Le critère de choix des tribus à terminer - il est prévu qu’à terme toutes le seront - n’a rien à voir avec une quelconque capacité de leurs membres. On termine d’abord de toutes petites tribus, des petites réserves de l’Ouest qui disparaissent sans laisser de traces, si ce n’est quelques milliers de malheureux déracinés qui vont grossir les rangs des chômeurs et des alcooliques des grandes villes. Ce sont celles qui sont le moins en mesure de protester, pour lesquelles cela se fera sans bruit et sans histoires et autant que possible, celles qui ont des richesses exploitables. Ainsi, les Paiute, les Washo, des tribus ute, particulièrement pauvres et analphabètes, disparaissent. Peu à peu, on monte .... Quand on termine les Klamath de l’Oregon pour leur prendre leurs très belles forêts, un malaise commence à saisir les Indiens qui se croyaient à l’abri. Les Indiens ne prennent que lentement conscience de l’immense péril qui les guette. Depuis des dizaines d’années, ils résistent par la passivité, le repliement sur soi, profondément persuadés qu’ils n’ont aucun moyen de se défendre contre l’arbitraire de l’homme blanc.
La réserve chippewa de Turtle Mountain, au Dakota du Nord, est terminée et ses habitants dispersés. Ils n’auront qu’à s’installer dans les ghettos de Saint Paul et Minneapolis. Certains Chippewa se retrouvent ouvriers agricoles sous-payés dans la région de Seattle, à des milliers de kilomètres de chez eux. C’est ce qui est arrivé à la famille de celui qui allait devenir le militant indien Leonard Peltier.
Les Menominee du Michigan, une tribu importante et riche, est sur la liste noire. Leur remarquable réussite, basée sur l’exploitation judicieuse de leurs forêts les désigne pour la « terminaison ». Les avoirs de la communauté doivent être vendus, ce qui laissera environ 1 500 dollars à chaque membre de la tribu. Les Menominee résistent autant qu’ils le peuvent pour demeurer un peuple uni. Avec l’aide de l’état du Wisconsin qui, en la circonstance mène une action très positive, ils se constituent en société anonyme pour maintenir la gestion de leurs biens. Pourtant leur « terminaison » est prononcée en 1960. Cette décision met le comble à l’inquiétude des Indiens. Les Menominee seront rétablis dans leurs droits tribaux quand le président Richard Nixon, en 1972, aura mis définitivement fin à cette politique génocidaire.


VENTES FORCEES
Dès 1952, le ministère de l’intérieur avait « libéré » toutes les terres indiennes des interdictions de vente qui pesaient sur elles depuis la Loi de Réorganisation Indienne. C’est pour les Indiens une décision catastrophique, toujours prise sous le couvert du libéralisme et de l’égalité entre les citoyens. Des Indiens misérables ou naïfs vendent leurs propriétés, pressés par des spéculateurs, abusés, souvent menacés, fortement aidés en cela par des agents du BIA qui les « conseillent ». Il y a en 1955 douze fonctionnaires du BIA qui s’occupent uniquement de vendre les terres des Sioux à des Blancs.
En 1959, les terres dites « en surplus » de la réserve des Cheyenne du Nord sont mises en vente. Pour réunir les 40 000 dollars qui devraient leur permettre de les racheter, les Cheyenne décident de vendre leurs troupeaux. Ils espèrent ainsi pouvoir se porter acquéreurs de Bixby Tracts, les plus beaux pâturages, le château d’eau de la réserve. Naturellement, cet argent qui leur appartient, pour lequel ils ont fait le sacrifice de leur bétail, n’a pas été versé aux Cheyenne. Il a été déposé dans les caisses du BIA qui gère l’argent des Indiens « pour leur bien ». Au jour de l’adjudication, l’argent n’a toujours pas été débloqué. Le BIA a réussi à le geler dans ses caisses afin de permettre à un Blanc d’acheter Bixby Tracts. Malades de rage et de chagrin, les Cheyenne assistent à la vente. Quelques temps après, le BIA débloque l’argent. A l’occasion de ventes ultérieures, les Cheyenne réussiront à racheter la plus grande partie de leur réserve. Un an plus tard, le propriétaire blanc de Bixby Tracts propose de revendre le terrain aux Cheyenne pour un prix exorbitant. Mais les Cheyenne n’ont plus d’argent. Ils ne pourront jamais racheter Bixby Tracts.
Après tout ce que les Cheyenne ont subi, on aurait peut-être pu leur laisser le peu de terres qui leur restait et ne pas les contraindre à racheter ce qui leur appartenait. L’Amérique ne sait même pas se montrer généreuse. Après ce triste épisode, John Wooden Legs, Cheyenne du Nord, déclarait : « Pour nous, être Cheyenne signifie appartenir à la même tribu et vivre sur la terre de nos ancêtres. Notre terre est tout pour nous. Elle nous rappelle que nos pères l’ont achetée au prix fort, au prix de leurs vies ».


DANS LES GHETTOS DES VILLES
Les Indiens ont d’autant plus de raisons d’être inquiets que le sort des populations « terminées » ou des malheureux qui ont du vendre leurs terres, commence à être connu au début des années 1960.
Chaque Indien « terminé » a reçu, pour solde de tout compte, une somme de quelques centaines, au mieux de quelques milliers de dollars provenant de la liquidation des biens de sa tribu. Celui qui, « conseillé » par les agents du BIA, a vendu son petit lopin n’est pas mieux loti. C’est avec cela qu’il va devoir s’installer en ville car, quand on est Indien et qu’on a perdu son peuple et sa terre, il n’est pas d’autre solution que d’aller dans les villes « tenter sa chance sur un pied d’égalité avec les Blancs ». L’égalité des chances entre les citoyens est constamment mise en avant pour justifier cette politique.
Comme on veut accélérer le mouvement qui tend à vider les réserves de leurs habitants - les futures « terminaisons » n’en seront que plus faciles - une intense propagande est faite sur les réserves pour inciter les Indiens à s’installer en ville. On leur promet des emplois intéressants et bien payés, des logements pimpants, munis du confort moderne. On donne aux candidats au départ un billet aller et un petit pécule qui doit leur permettre de tenir quelques semaines. Des autocars parcourent les réserves, emmenant vers les villes des jeunes hommes à la recherche d’un travail. Beaucoup, désireux de quitter la misère de la réserve, se laissent tenter. Les Lakota vont vers Rapid City, Pierre, Hot Springs, jusqu'à Denver. Les cités jumelles de Saint Paul-Minneapolis ont d’importants quartiers indiens peuplés de Chippewa, de Cree, de Menominee.
Le BIA veille à rendre les réserves de plus en plus invivables afin de décourager les Indiens d’y rester. Les routes, les maisons ne sont plus réparées, on ne construit plus. Les emplois accessibles aux Indiens sont supprimés et confiés à des ouvriers blancs. On est passé de l’Indien attaché à sa petite propriété rurale de la fin du XIXème siècle à l’Indien urbain sans terre, sans racines, sans passé ni avenir, complètement coupé de sa culture, destiné à disparaître totalement dans le melting pot américain.
Egalité des chances avec les citoyens blancs ? Voire .... Dans les villes, les Indiens ne trouvent pas les emplois agréables et bien payés décrits dans les brochures du Bureau des Affaires Indiennes. Ils logent dans des taudis. Les femmes sont au mieux domestiques, serveuses dans les bars, souvent prostituées. Les hommes sont manoeuvres, éboueurs, le plus souvent clochards. L’Indien est toujours embauché en dernier. Comment en serait-il autrement ? Il est de toute façon victime de préjugés racistes. Et puis, il n’a ni les connaissances professionnelles, ni les compétences de vie pour s’en tirer lui et sa famille dans le monde des Blancs. Sur la réserve, il pouvait toujours compter sur quelques récoltes, quelques cueillettes, un peu de chasse et de pêche, la solidarité familiale.
En ville, il est livré à un monde inconnu et hostile dont les règles lui échappent. La plupart des Indiens n’ont pas cette agressivité, ce sens de la compétition qui leur permettrait de survivre. Certains s’adaptent et réussissent, mais la grande majorité finit dans la rue, à l’hôpital, dans les centres d’accueil des institutions charitables, dans les bars, en prison. Certains n’ont même plus les moyens de retourner sur la réserve où ils avaient leur famille, leur terre. Le taux de suicide est énorme, l’alcoolisme galopant, à la mesure de la déception et du désespoir.
• La troupe Laubin s’était produite à Paris en octobre 1954 sous le (contestable) titre de « Ballets peaux-rouges ». Gladys et Reginald Laubin étaient les danseurs vedettes et les Indiens de la troupe étaient, parait-il, des Crow (souvenirs personnels de l’auteur)

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